Rops lu par...

Lettre de Félicien Rops à [Léon] Cladel. Corbeil-Essonnes, 1886/08/25. Province de Namur, musée Félicien Rops, APC/27194/78a et APC/27194/78b

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Mon Cher Cladel,

Il y a bien longtemps que je dois vous écrire. D’abord, pour vous remercier de l’envoi de votre livre Titi Foïssac IV. Je n’avais pas lu ce livre qui m’avait échappé dans votre œuvre, laquelle m’est cependant familière, & ce n’est pas le moins intéressant de la Série quercynoise. Il ne m’apprend rien de plus, sur votre talent de narrateur & de « dialogueur » ; le seul défaut que j’y trouve c’est que l’affabulation m’en parait mince pour un pareil développement. Le Titi Foïssac me semble un brave homme, digne d’un léger crayon, mais le portrait en pied est peut être un peu grand pour sa belle simplicité. Tel qu’il est d’ailleurs, c’est un bonhomme intéressant & dont le souvenir méritait d’être fixé, & vous avez bien fait. Quant à la préface, où vous assurez la « ressemblance garantie » des Quercynois, elle me paraît inutile & ne prouve rien, parce que vous n’aviez rien à prouver. Je ne crois pas que les gens très artistes fussent « très ressemblant ». Et où est le mal ? Vous trouvez bon de prendre pour tremplin un Quercy vrai ou faux, cela vous regarde ; – est ce bien ou est ce mal ? Voilà tout

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ce que l’on peut vous demander ! Votre œil n’est pas celui des autres ! Pour ma part j’ai connu pas mal de gens de votre pays, & des plus fins, qui me parlaient des pays où ils avaient vécu, dans les « causses » de Lalbenque, dans la Causse Sauzet ! dans la Causse du Quercy ! – en Rouergue aussi ! gens qui connaissaient tous les coins & les recoins d’Agen à Aurillac & de Sarlat à Villefranche en Rouergue !! Tous me disent que vous avez des miroirs grossissants & grandissants dans les prunelles. – Tant mieux ! Ceci vous est un éloge & un grand. – Les Artistes sont ceux qui voient d’une façon plus intense que les autres, voilà tout ! – Vous voyez vos gens, en Méridional que vous êtes avec une exubérance de vision comme les Méridionaux ont une exubérance de gestes & de paroles. Encore une fois pourquoi s’en inquiéter ? – Je range les producteurs d’Art en deux bandes : Ceux qui font bien & ceux qui ne font pas bien. Vous êtes dans la première, pourquoi s’occuper de questions qui sont insolubles & inutiles ? – Continuez ! & que les Quercynois soient ressemblants ou pas, que les gens de Figeac ressemblent à ceux de La Bastide ou qu’ils ne ressemblent pas, qu’est ce que cela peut nous faire ? Les Grecs aux pieds légers d’Homère n’étaient probablement pas ressemblants, & si Patrocle avait été photographe il nous aurait laissé un portrait d’Achille que nous ne reconnaîtrions pas d’après le texte ! Cela ne ferait pas de tort à Homère, croyez le. Parlons de nos eaux fortes. Les Dieux, ceux d’Homère, toujours, se sont ligués pour m’empêcher de les terminer. Depuis le 10 juillet, j’ai un pied tantôt sur ma chaise & tantôt dans un bandage. J’ai été piqué par une mouche venimeuse, & cette piqûre très maligne, ne se guérit que bien lentement. Je me suis trainé à Paris il y a une dizaine de jours pour tâcher de voir Picard, & je n’ai pu l’attendre, ni l’atteindre. Quoiqu’il en soit le 1er Septembre vous recevrez les deux épreuves du frontispice & du portrait, sans aucune remise.

À propos de Baudelaire & de Dux, il y a quelque chose qui me blesse dans votre histoire. C’est la question des « Dictionnaires ». J’ai vécu pendant deux ans avec Baudelaire, je lui ai souvent servi de secrétaire. Jamais je ne l’ai vu consulter un Dictionnaire. Il n’en avait pas & ne voulait pas en avoir. Plusieurs fois il s’est exprimé vis à vis

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de moi à cet égard & de cette façon : « Un homme qui cherche un mot dans le Dictionnaire ressemble à un conscrit qui chercherait une cartouche dans sa giberne lorsqu’on commande le feu ! » Je vous réponds de l’authenticité de cette phrase à un mot près. Voici ce qu’en dit son alter Ego : Banville qui est d’accord avec moi sur ce point :

« Quant aux lexiques, aux Dictionnaires & aux encyclopédies, aux fatras de toute sorte dont la légende s’est plu à entourer Baudelaire, je dois dire qu’on en eût en vain cherché la moindre trace » etc &c &cTh. de Banville Mes Souvenirs.

C’est tellement vrai que lorsque Malassis voulait faire enrager Baudelaire il lui disait qu’il devait cacher un Dictionnaire de l’Académie dans son matelas ! Mon opinion est celle de tous les amis de Baudelaire. Encore un mot, Mon Cher Cladel, je n’écris pas souvent mais quand j’écris, « les prés n’ont jamais assez bu ! » – Vous me dites dans votre dernière lettre que « votre prose vaut mes dessins ». Parbleu ! Mais toutes les proses Mon brave ami, valent mes dessins ! pour, & par l’excellente

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raison que je ne m’en occupe pas ! Comme « amant des Muses » je m’en occupe ! comme peintre je m’en fiche ! J’illustrerais avec le même plaisir la Bible & Titi Foïssac, voire même un roman de Richebourg. Qu’est ce que cela peut me faire l’excellence ou la non excellence de la prose ? – Le peintre qui ne peut pas créer un bon dessin avec cette phrase : « La Boulangère a des écus » est un artiste qui n’en est pas un. Voilà tout. J’ai plaisir a faire une femme mi-nue quelconque comme frontispice à Dux, j’ai plaisir à faire, ou du moins à essayer de faire un portrait de Baudelaire, J’ai plaisir à accoler mon nom au vôtre en souvenir de la sympathie que j’ai pour votre talent, le reste je m’en moque comme du mois passé ! Donc Mon Vieux Cladel n’écrivez plus de ces naïvetés là n’est ce pas ?

À vous bien, & à bientôt les épreuves.

Bonne poignée de main

Félicien Rops