Lettre avec épreuve de Félicien Rops à [Armand] [Rassenfosse]. Corbeil-Essonnes, 1894/09/17. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, II/6957/19/160
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Croquis
Paris DULUC 19 rue de Grammont
17 Sept. 1894.
Me voici revenu Mon Cher Ami en cette vieille Demi-Lune qui est comme les vieilles maîtresses avec lesquelles on a d’éternelles faiblesses, & des reprises d’acoquinements. J’ai fait à la Guymorais un assez ennuyeux séjour, & c’est pour cela, comme ces ennuis étaient prévus & inévitables, que je n’ai pas réclamé de toi la bonne promesse de venir labàs passer quelques bons jours en Bretagne. L’an prochain je te ferai voir Dinan une merveille archéologique, & le mont St Michel une des quinze merveilles du monde. Cela vaut le voyage, je t’assure. Cette année, il me fallait « m’occuper d’affaires ! » Et je m’en suis occupé ! J’ai pendant – de longues journées discuté avec des paysans, – les mêmes, toujours ! qu’ils soient de la banlieue de Paris ou de la banlieue de St Malo ! qu’ils soient Lapons ou Hauts Bretons ! Quand j’ai acheté la plage de la Guymorais, le notaire, le même notaire aussi ! avait dit : vente des « mielles de la Guymorais sises en Saint Coulomb, – Ille & Vilaine, sept hectares, trente trois ares et en plus les parcelles de terrain achetées en dernier lieu par Mr Visé, le tout formant huit hectares environ. ENVIRON ! On ne sait pas ce que c’est, que cet « environ » quand on a affaire à des Bretons-Normands !!! Cela représente trois semaines ½ de discussions, de convocations, de juge-de-paixeries, d’entêtements, de discours oiseux, de déjeuners, de diners et de soupers et d’avalement de cidres doux, amers ou mousseux, avec le maire, l’agent voyer et les anciens de la Commune, ceux qui ne savent rien, mais qui font semblant de savoir ! Ah ! ce bornage !! Les bornes, de beaux grès du pays, le garde champêtre le juge de paix le susdit Commissaire voyer, le commissaire de marine, le garde pêche (?) Le maire itou, l’adjoint, le maître d’école tout le monde est là ! enfin ! tu crois qu’on va borner ! après quinze jours d’attente et de Convocations ! Je t’en fiche ! Il manque : Pierre Le Hoerf de Cancale, et Malo Le Goddeck de St Ideuc, deux tenants qui manquent pour la deuxième fois, la dernière ! Il faudra attendre
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encore huit jours ! Alors pour la 3e fois, s’ils ne viennent pas, le commissaire voyer les remplace : les tenants. Note que le susdit commissaire voyer pourrait les remplacer tout de suite les absents, mais la forme !! Les altermoiements de l’administration !! Les paperasseries nécessaires & légales ! Et voilà ce que j’ai fait pendant ces terribles vacances ! Retrouver mes huit hectares, dont il me manquait 12.000 mêtres ! Que les paysans avaient ! Mais il fallait avouer leurs chipages, & plutôt mourir et mentir encore. Et les « talus » ! « Les talus cela appartient a « celui du dessus dà ! » Ah ! j’en ai entendu de drôles ! Tu vois j’en ai encore le cœur plein, et au lieu de parler d’art, je parle terrains !
– Enfin c’est fini ! Mais plus tard, si tu achètes « de la terre » – (on y arrive !) – n’achète jamais, dans un pays « non borné » si tu ne veux pas t’empoisonner des tas de semaines, où il y a toujours des choses plus gaies à faire. J’ai fait une école qui peut compter ! J’ai eu plus de quarante menaces : d’aller « chez les juges à St Malo, donc ! ah ! oui dà ! » Mais, c’est fini !! Que St Méloir, Saint Coulomb, dit Colomban, St Ideuc, St Malo, Saint Briac et tous les Saints de la vieille Bretagne soient bénis ! À l’an prochain !
J’espère te voir en novembre, c’est le bon mois de rentrée ; il n’y a actuellement encore à Paris que quelques journalistes et des cabotins.
Je vais rester ici jusque fin octobre. J’ai à planter :
Un octogénaire plantait !
Je me porte mieux, mais le cœur ne veut pas rester tranquille. Je l’ai toujours tant sollicité, et tant agité, pour des choses et des gens qui n’en valaient guère la peine, que maintenant un rien l’émeut à l’âge où il lui faudrait tout simplement se conduire comme un cœur de bourgeois de la rue des Fossés Floris.
– Je me sens bien disposé au travail. J’ai eu depuis deux ans des enbêtements si variés, que vraiment j’y perdais courage. Maintenant je me sens libre
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d’attachements intempestifs, et le cerveau clair et net. Nous allons voir si cela produira quelque chose qui vaille. Je voudrais bien vivre encore une dizaine d’années, il me semble que je ferais des choses intéressantes dans un autre ordre d'idées. Nous verrons cela cette année.
Si tu viens en novembre, je serai installé dans mon atelier, que mon atelier soit ou non loué. Je te proposerai de faire des travaux pour le livre de Rodrigues dont l’apparition, pour ce, sera retardée. Ce serait amusant à faire à nous deux ces machines là.
Et Maréchal ? a-t-il rendu sa gouge à l’huissier ? Et de Witte ! Ah ! j’espère, comme on dit chez les Bretons ! Et le choléra liégeois ? Liége tient à faire parler d’elle, décidément. Donne moi des nouvelles de tout cela.
Écris toujours, jusqu’à nouvel ordre : Place Boieldieu, – embrasse tes enfants pour moi, & présente mes compliments à Mme Rassenfosse. J’espère que chez ta mère le mieux continue.
– Ici rien de trop nouveau. Ma fille et ma belle sœur bicyclisent, moi, il faudra bien que je m’y mette aussi, toujours si ce diable de cœur le permet ! Et puis il faut toujours faire toutes les folies de son temps, & en ajouter même quelques unes !
– Je suis inquiet de la petite fille de Rodrigues, elle s’est cassé la jambe, et il survenait des complications inquiétantes. Je devais recevoir des nouvelles de Rodrigues ici en arrivant, et je n’ai rien reçu. Je viens de lui écrire à nouveau.
Bien à toi et soigne de Witte te prie.
FR
Si tu as du nouveau ne m’oublie pas.
Vieilles Amitiés à nos amis liégeois