Rops lu par...

Lettre de Félicien Rops à [Théodore] [Polet de Faveaux]. s.l., 1863/00/00. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, III/215/7/46

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Je vous remercie beaucoup, Cher Père, de vos bonnes intentions à mon égard, et de votre complaisance pour moi et croyez bien que je vous en serai toujours reconnaissant.

Je crois qu’il est nécessaire que je passe 3 mois à Paris par année, comme vous dites justement Cher Père ce n’est pas à moi à décider cette question c’est à Charlotte qui y est la plus intéressée et elle vous écrit ce qu’elle pense à cet égard – Je crois ces trois mois nécessaires pour y étudier les dessins des maîtres, (mon éducation artistique est loin d’être terminée et je suis pas très fort) ; pour m’y tenir au courant de ce qui ce fait de nouveau et surtoutpour être à portée des éditeurs pour savoir quels livres ont prépare, de quels dessins on a besoin, et quelles sont les publications dont on peut obtenir la commande ; car il y a maintenant une véritable bourse d’œuvres d’art comme il y a une bourse de commerce, les noms des peintres sont côtés comme les titres des maisons de commerce ; il faut être , afin d’être connu ; on prend le dessinateur que l’on a sous la main ou avec lequel on a été mis en relations ; il ne viendra à aucun éditeur l’idée de venir chercher un dessinateur à Namur, du reste pendant le temps que durent les pourparlers de Namur à

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Paris le livre est en train de paraître, c’est ce que m’a répondu un de mes amis l’éditeur Lacroix, lorsque je lui ai demandé pourquoi il ne m’avait pas confié les illustrations des Misérables de Hugo, et pourquoi. il avait été demander ces dessins à Brion qui ne l’avait pas satisfait.

Voilà pourquoi pour les dessinateurs le séjour d’un grand centre comme Paris est nécessaire au moins pendant quelques mois. – Si je n’écoutais que mes goûts et mes sympathies je préférerais habiter Bruxelles, mais il ne s’agit pas ici de consulter mes goûts mais de chercher une ville qui ait un grand marché d’édition. Les Anglais ont Londres, les artistes allemands Leipsig et Berlin, les Belges n’ont q’une ville d’éditeurs où ils puissent trouver de l’ouvrage : c’est Paris ; – Bruxelles et Anvers ne publient pas en tout pour 25,000 frs de dessins par an et cela reparti entre vingt ou trente artistes.

Maintenant Cher Père je vais vous expliquer pourquoi je continue à faire de la Peinture :

Le Dessinen luimême employé à la Publicationcomprend les livres illustrés et les planches tirées à part que l’on appelle estampes; les

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dessinateurs se servent indifféremment de ces deux moyens de publication, suivant leurs goûts et suivant les commandes. L’Estampepeut être soit une lithographie, soit une gravure à l’eau forte, soit un dessin sur bois, (je ne parle pas de la gravure au burin entièrement réservée aux graveurs en taille douce) ; le livre illustré peut l’être soit de lithographies, soit d’eaux-fortes, soit de gravures sur bois, tout cela est au gré de l’éditeur ; il faut donc que le dessinateur soit au courant des trois procédés, afin de pouvoir illustrer le volume ou faire l’estampe qu’on lui commandera suivant un mode ou l’autre de reproduction au gré de l’éditeur ; – lorsque vous pensiez Cher Père que j’hésitais entre la lithographie, l’eau forte et le dessin sur bois ; je n’hésitais pas : je me mettais au courant des trois procédés ; – je les connais maintenant, et je peux m’en servir, j’avoue que je tâcherai de faire le moins possible du dessin sur bois, seulement si on m’en demande, je sais en faire et j’en ferai à l’occasion.

Je vais maintenant parler de la Peinture qui selon moi est entièrement liée au dessin, comme argent surtout:

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Je crois et je maintiens que la Publicationsoit d’estampes soit de livres illustrés est le meilleur moyen pour un jeune artiste, et de se faire connaître et de gagner de l’argent : le tableau n’est tiré qu’a un seul exemplaire, le livre ou l’estampe sont tirés à des milliers d’exemplaires et font connaître votre nom partout. Mais un dessinateur s’use vite parcequ’il produit cent fois plus que le peintre, un dessinateur dure quinze ans au plusje parle de sa valeur commerciale vis a vis de l’éditeur., alors son prix tombe parce que le marché est encombré de ses productions, il est devenu banal – mais le dessinateur qui s’est fait un nom pendant ce temps là s’en inquiète fort peu si ses dessins d’édition n’ont plus de valeur, à cause du grand nombre de dessins reproduits dont il a rempli le commerce et que l’on peut se procurer pour quelques sous, ses originauxen revanche, tableaux ou dessins tableaux surtout, qui sont rares ont une valeur très élevée et permettent à l’artiste de continuer à gagner de l’argent, – les tableaux peuvent être bons ou mauvais ce n’est pas la valeur artistique que le marchand de tableaux et les collectionneurs paient, c’est

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dit que cela avait été fait d’après un tableau – j’avais fait tout l’ensemble à l’huile si vous vous rappelez cela ne m’avait pas couté plus de peine que de le faire au crayon – Supposez maintenant Cher Père que je travaille quinze jours de plus sur cette esquisse à l’huile de l’enterrement et j’aurais un joli tableau déja connu par la lithographie et qui a beaucoup plus de chance de se placer – seulement comme je vous l’ai dit plus haut je pense que pour se faire rapidement une réputation et des bénéfices il faut commencer par publierdes estampeset des livres illustrés – Sacrifier à ce travail lucratif la plus grande partie de son temps et ne peindre que pour faire les esquisses de ses dessins, les études et pour tenir de temps en temps sa place dans une exposition, – j’insiste la dessus Cher Père parceque j’ai toujours fait de la peinture, j’en ai fait pendant deux ans chez Singleneyer enfin je sais a peu près peindre – Je n’ai pas du reste l’intention de faire des tableaux d’histoire qui ne sont pas de placement – je ferai des tableaux de vente mais quand j’aurai surtout de la réputation. –

Maintenant Cher Père je vais tâcher de travailler de plus en plus, nous recevrons beaucoup moins, Dubois part au mois de mars et tous ses camarades qui allaient chez lui et qui passaient par chez moi ne viendront plus à Namur – j’ai abandonné ma serre-chaude qui me prenait trop de temps et me coûtait de l’argent ; j’espère enfin vous

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donner de la satisfaction – si dans deux ans – nous sommes en 63 il y a une Exposition à la fin de 65 si cette exposition ne me donne pas de résultats convenables, si à cette époque je ne gagne pas d’argent, nous chercherons alors ensemble, et je serai le premier à vous demander de tâcher de me procurer ou de m’aîder à trouver une position plus lucrative et qui me permette d’élever et de placer convenablement nos enfants en attendant je vous promets de faire tous mes efforts pour tâcher d’arriver à un résultat pécuniaire –

Je vous embrasse de tout cœur et vous remercie encore

Votre fils

Félicien

Julienne et Mlle Demarteau sont arrivées. il fait beau aujourd’hui je crois que le beau temps va nous arriver, il n’y a pas de mal. nous avons assez grelotté. –