Lettre de Félicien Rops à Camille [Lemonnier]. s.l., 1880/08/05. Bruxelles, Archives de la Commune d'Ixelles - Musée Camille Lemonnier, Lem/10
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5 aout 80
Mon Vieux Camille
Je voudrais bien cependant causer avec toi de moi-même & quoique le « Je » soit très haïssable comme ditMontaigne, il faut bien que tu m’excuses de te parler encore de ma personne ou de ma personnalité. Ce que j’en fais ce n’est pas pour ce que tu pourras en dire dans ton livre actuellement, – quoiqu’il me déplairait fort je l’avoue d’être jugé « à coté » par un homme de ta trempe & de ta valeur, – mais plutôt pour ce que tu pourras écrire plus tard, si je donne ce que je sens en moi, car sans cela, je ne mériterais que quelques lignes dans l’histoire de l’Art de notre pays, – histoire que tu es destiné à faire un jour, comme le seul écrivain Belge capable de mener à bonne fin une œuvre semblable.
Il me serait particulièrement très désagréable de te voir me juger d’après mon œuvre, – en ne la regardant pas de très près & en ne lisant pas entre les lignes & les tailles de la pointe. – Pour tout le monde tu pourrais écrire en deux lignes l’opinion de la foule à mon endroit : Félicien Rops, garçon gai, spirituel « œuvres très variées facilités, bonne santé, boit sec et aime ses contemporaines. » Sache ceci mon vieux Camille, et ceci est « la pure vérité » comme nous disions au collège : c’est que : par des circonstances, nées il est vrai de moi-même, de mes instincts, de mes défauts, de mes passions, de certaines folies de tête dont je ne t’expliquerai physiologiquement la provenance, je n’ai pas pu donner en art ce que je voulais donner, ce que je donnerai si je vis ! – et je vivrai ! Toutes ces insanités, toutes ces machines passables et souvent mauvaises, quelquefois verveuses et ayant un peu le diable au corps, qui composent ce qu’on veut bien appeler « mon œuvre » n’ont été pour moi que des distractions spirituelles, enfants bossus de la muse baisée un peu en riant, me réservant de lui faire dans mon âge mûr des enfants aux profils plus sévères & aux traits plus nobles. – Puis je voulais avant tout me rendre
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maître des procédés, (comme toi, je crois qu’il faut toujours être maîtres de ses outils) et ces choses faites sans conviction me servaient de « Tête de Turc » pour essayer mes forces.
Parfois cependant le moi que j’enfouissais, & dont je cachais les grands élans comme on cache des mauvais instincts se réveillait, et à travers toutes ses productions sans portée se glissaient : l’Enterrement au Pays Wallon, la Tante Johanna, Li sotte Marie-Josèphe, Juif et Chrétien, la Buveuse d’Absinthe, le Pendu, l’Oliviérade, la Carbenière &c toutes choses trahissant l’émotion latente et profonde & à travers toutes ces banales exhubérances, une âme plus grave, un esprit plus voyant, une Nature plus élevée que l’œuvre produit. Voilà le Vrai, toute l’histoire de ma vie est dans les lignes que je viens de t’écrire. Le Connais-toi toi même est plus commun que l’on ne pense.
Les Imbéciles m’ont pris pour une garçon « gai ». – Je suis un « sombre » au fond, un « mélancolique Tintamaresque » si tu veux. Gavarni – a qui je dois d’être peintre, (je ne sais pas s’il y aura a le remercier) m’avait dit au début : Vous serez comme moi : un sinistre à travers tout. Ici un mot : si je te dis tout cela, si je montre à toi en toute franchise, c’est que je dois te rendre cette justice que tu n’as pas été pris au dehors funambulesques & simiesques dont je me suis quelque fois affublé. Tu as démelé à travers ces ressauts, ces inégalités ces folies, ces sottises aussi, le moi dont je te parlais tout à l’heure & je t’en ai su gré. Lorsque je t’ai envoyé dernièrement quelques épreuves, tu as touché du doigt l’œuvre personnelle : le paysan assis, le paysage au rouleau, la Carbenière, – & tu as fait tomber un mépris – mérité ! – sur la Sieste & ces choses
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faites simplement pour faire de la virtuosité de pointe ou pour « épâter » les niais, ce qui est un plaisir que je me suis souvent donné – par parenthèse. – Et tu étais bien dans le vrai ! Je vais te dire même comment la Sieste et la Lecture du Grimoire. – Nous sommes quelques artistes quelconques, on passe Avenue de l’Opéra, on s’arrête chez Goupil. Il y a là une figure nue gravée de Fortuny & une eau-forte de Meissonnier : un fumeur ou un liseur quelconque. On s’extasie. Je dis au groupe. Voulez parier un déjeuner que je fais le Fortuny en six heures & le Meissonnier en quatre ? – On rit et on accepte. Le surlendemain j’apportais les deux premiers états de la Sieste et de la lecture du Grimoire, qui valaient & plutôt qui étaient aussi médiocres que les œuvres toutes de main que mes amis avaient admirées. Cela paraît de la vanité énorme ce que je t’écris là. Je t’assure. Je n’aurais pas tenu de ces paris devant un Millet ou un Corot ! – J’ai toujours dit : J’en ferais bien autant si je voulais, devant les œuvres où il n’y a que de l’adresse de main, mais je n’ai jamais dit cela devant les grands voyants de notre époque, voyants de vie ou d’âme, voyants de couleur ou d’Esprit dans le sens psychique du mot. – mes grands artistes sont Corot et Millet – puis Delacroix Rousseau & Courbet. – J’aime aussi Fromentin & j’estime aussi Stevens quoique je le mette en dessous de tous ceux que je viens de nommer & de beaucoup ! – Je t’en parlerai longtemps parce que je sais que nous ne sommes pas du même avis. – La modernité de Stevens est une modernité à fleur de peau & de robe. L’homme est un flamand, bon peintre d’un dessin gauche presque toujours, ce qui ôte du coté elevé à son œuvre. Le mot modernité n’a été qu’une enseigne accrochée par Arthur , qui a toujours été la tête de la famille. Il y a plus
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de modernité dans un croquis de DeGas que dans tous les tableaux de Stevens. Ces femmes n’appartiennent à aucun monde. Nous les avons vu faire : on appelait Mlle Daniel la rousse ou Bertha, cela coûtait 20 frs la séance et on habillait ces petites crétines en « dames du monde » – Arthur disait : Chut ! c’est Mme la duchesse de xxx qui a posé ! – De plus il habille mal ces femmes les toilettes sont faites pour un ton de robe et ne sont pas la toilette d’une femme, qui n’est pas la toilette d’une autre ! – Il les met dans le même intérieur, le sien ou celui d’un ami, sans songer que l’enveloppe d’une femme c’est elle même. Et il leur flanque un machin Japonais dans les pattes comme « portée de modernité » ! – c’est niais. J’ai toujours habité à peu près Paris – je n’ai jamais vu une Parisienne regarder ½ seconde un bibelot japonais !!! – Il alourdit et empâte ces admirables parisiennes qui ont les tournures des femmes de Jean Goujon ! Il ne connait pas même leur anatomie, aux jambes hautes ! – C’est un Flamand, ayant un œil merveilleux, faisant de la superbe couleur et prenant la femme comme un bibelot. La preuve c’est qu’il peint surtout dans un tableau les accessoires avec amour & qu’il leur donne plus d’importance qu’à une tête ou qu’à la main ce que les grands maîtres n’ont jamais fait, ( – et je reviens de Madrid !!) – C’est un bon peintre mais qui a été impressionné par De Groux d’abord et par Courbet ensuite. L’Homme n’était pas de grand vol il a donné ce qu’il devait donner et c’est bien. – Comme disait Fromentin, on ne me fera jamais croire que la Vie Moderne se compose de dames froissant une lettre avec une robe bleue, ou de dames en rose regardant s’il va pleuvoir, – quelque soit la séduction & la virtuosité de l’Exécution ! Du reste on ne met dans sa peinture que ce que l’on a en soi. – A. Stevens est un bon gros garçon, resté bien de sa race, tout en voulant parisianer comme « le galland » dont parle Panurge
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peinture moderne. Il « blaguait » Manet « avec Arthur » & vis à vis de tout le monde, pendant que les vieux peintres comme Dupré & Daubigny disaient : – ce « maladroit de ses pattes » va faire faire un grand pas à la peinture. Et disaient vrai ! quelque soit les toqueries de Manet ! – Voilà mon opinion très sincère mon Cher Camille, j’ai saisi l’occasion qui s’est trouvée au bout de ma plume de parler nettement de Stevens. Comme il ne m’a jamais été rien, que poli et agréable vis à vis de moi, que je ne suis pas de sa génération, mon opinion n’en est que plus indépendante. Cette opinion c’est celle de toute la jeune école française, des Gervex des Bastien Lepage, des Carolus-Duran même, des DeGas, des Tissot &c &c – Ils ne savent pas « peindre » peut être comme Stevens mais comme « l’Intelligence » brille dans ce qu’ils font ! – C’est que les vieux mensonges d’Arthur sont bien rancis ici, mon cher ami & c’est bien « 1840 » ! – Cela fait encore de l’effet labàs lorsqu’il faut « coller » un tableau à Crabbé, mais ici cela ne prend plus, & même cela se vend mal ! Si tu veux en avoir la preuve il y a dix Stevens chez Brame rue Laffitte
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modernes. La femme lui a seulement servi de prétexte à des étoffes & à des bibelots. Quant il peint un homme (comme le de Knyff
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procéder de Stevens : – ce vieux procédé bête qui consiste à habiller un modèle avec une robe « belle de couleur », à flanquer cette même robe sur un autre modèle et à les peindre dans n’importe quel intérieur collé là dessus, – je m’étais expliqué l’absence de vie de son œuvre. – Puis j’ai vu tous les musées d’Europe en somme & « j’ai fait ma philosophie artistique ! Mon opinion est « basée » et solide.
Somme toute mon Cher Camille, les gens doivent rester dans leur milieu. – Stevens le flamand, a peint en belle couleur des filles & des femmes quelconques qu’un frère spirituel a essayé de faire passer par la quintessence de la femme Parisienne, pour la Modernité. – (mot crié par Jaluzot propriétaire du Gd Condé, dans un prospectus de 1856 !! –). – Et comme les vérités ne sont jamais altérées que passagèrement, on a rendu ici à Alfred Stevens sa véritable place, celle d’un bon peintre, adorablement matériel, très séduisant – (j’aurais avec plaisir une demi douzaine de Stevens de la bonne époque chez moi car j’adore la belle peinture & la sienne est charmante !) & dont l’œuvre est assez courte comme portée d’Art. Il a fait somme toute œuvre de bon peintre, on le fera baron & on aura raison. –on a souvent prononcé à son endroit le nom de Terburg, – oui il peint même mieux, si pas mieux : aussi bien mais au point de vue matériel Terburg a plus fait pour son époque, puis, il a peint des hommes, des cavaliers, des chevaux, des paysages de son temps, tout un monde et quelle dessin !! au lieu de la forme pataude de Stevens ! Les gens rient, pleurent &c &c As-tu vu de lui « l’Assassinat ! »
– C’est comme Velasquez & Goya dont je sors ! – Quelle vie ! – Quel mouvement
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non pas le mouvement bête pour faire du « mouvement » mais le mouvement tenu juste ! – Et quelle composition ! pour les messieurs qui nient l’ordonnance & la Composition !!!! Rien ne passe, Les Lances de Vélasquez ! – Quant à Murillo – je m’en fous ! –
À toi
Fély
Je ne relis pas ! Je ne t’enverrais pas ma lettre qui doit être bien écrite à bâtons brisés & rompus et cassés ! – mais je n’écris jamais & je ne dis jamais que ce que je pense. – Une seule chose entre nous : Inutile de lire ma lettre « à Arthur Stevens » – Il dirait : « Basse jalousie ! Meissonnier me disant mon cher ! – ou Gordshakoff me disant : votre frère &c &c &c &c Bon Arthur ! Il croit toujours être en 1852 chez Morny ! » – Je le trouve touchant je t’assure ce grand garçon vieillissant au milieu de ces vieux mensonges. Et y croyant avant de mourir ! S’il connaissait non pas en y passant mais y vivant profondément le Paris de 1880 !
Je t’ai parlé si longuement de Stevens parce que tu l’as un peu trop gobé, et que l’air gobeur te va mal.
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Je rouvre ma lettre pour te dire une chose oubliée : c’est que je tiens autant à ce que tu tiennes pour toi absolument les opinions que je t’émets, & que je t’émettrai, sur les peintres modernes & sur moi personnellement. Il est toujours inutile de s’attirer les basses rancunes & les petites vengeances qui tomberaient non pas sur moi je m’en fiche comme d’un vieux gant je t’assure n’étant ni ambitieux ni vaniteux, mais sur des amis qui me sont chers. – Louis Dubois a souvent pâti de ma dangereuse amitié dans les sphères ministérielles au temps du petit Ronneberg. Donc je compte sur ta délicatesse pour que tout ce que j’émets, comme opinion particulière, reste entre nous. J’insiste la dessus parce que Arthur passe pour être, en art pictural, ta nymphe inspiratrice, & il se targue même de te faire dire un peu ce qu’il veut, à l’occasion. – Si cela n’est pas vrai tant mieux, mais il est bien bizarre que dans tous tes articles sur Stevens les clichés d’Arthur reviennent, – sous une forme plus littéraire d’ailleurs. – Il les a prêchés dans tout Paris ces « clichés » et colportés jusqu’aux « citations » même, les fameuses citations de « Doudan » fut un ! – Nous en a-t-il assez rabâché les oreilles ! – Tu as pris cela de bonne foi & de première main, & tu as joué – sciemment ou insciemment un rôle un peu bonasse, je t’assure. Je dois te dire même, qu’à première lecture, ces choses là passaient pour être fortement payées par la maison Stevens
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tellement elles étaient montées dans le mode lyrique & sur le ton de l’Épopée. – Au début de l’Art Libre – feuille insignifiante d’ailleurs & sans direction ; Arthur avait apporté ses éternels articles, il ne t’avait pas encore, et comme nous ne voulions être l’écho d’aucune officine, nous avons refusé les susdits articles, où étaient déja de bien belles citations ! (car la littérature d’Arthur a surtout le talent d’employer la littérature des autres, – il est toujours agréable de trouver formulées ou à peu près, les idées que l’on a qu’à l’état genésiaque & nébuleux.) – Quand nous causerons ensemble un de ces jours, je te dirai des choses bien amusantes à propos de tout cela.
En voilà long dans ce bavardage à plume galopante – currentissime calamo ! – il n’y avait pas préméditation, le nom de Stevens s’est trouvé sous ma plume, je me suis rappelé tout ce que j’avais à te dire à ce propos & je suis parti du pied gauche & du pied droit. Je n’attache d’ailleurs pas plus d’importance à ce bavardo-griffonnage que je n’y attache moi même. On a toujours quelque plaisir à dire ce que l’on pense. – Ne me réponds pas à ce sujet, nous irions jusqu’à l’invention de la peinture à l’huile, – on voit ce que l’on veut dans un tableau, & l’on peut faire dix pages sur une femme debout respirant une tulipe & y voir « l’Humanité toute entière » et le reste ! – Je continue à croire qu’il est plus difficile & d’un plus haut vol d’être l’auteur des noces de Cana que de faire la dame en contemplation rêveuse devant la potiche du Japon. – La potiche peut symboliser tout le Japon et la femme être Ève elle même en jupons empesés, mais j’aime de ne voir dans les tableaux que ce que le peintre y a mis. Le reste cela rentre dans « l’amplification française » – Pas vrai ?
À toi
Fely