Rops lu par...

Lettre de Félicien Rops à [Edmond] [Picard]. [Bruxelles], 1887/02/17. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML/00631/0048

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Excusez moi, Mon Cher Ami, de ne pas vous avoir répondu plus tôt ; j’ai l’habitude de passer de temps à autre quelques jours à la Campagne. Je suis revenu hier, Mardi, pour la première de Roumestan, – qui sera je crois un succès ; & j’ai lu votre lettre en arrivant.

Vous mettez notre léger débat sur un terrain qui a toujours été clos pour moi : celui des « intérêts commerciaux », & j’ai lieu de m’en étonner, vous, me connaissant.

J’ai toujours eu assez peu de préoccupation de mes intérêts d’argent, pour ne pas avoir à m’intéresser à ceux des autres. En ceci, comme en tout le coté artistique seul m’est en souci. Tous les éditeurs parisiens, Charpentier, Lemerre, Quentin, Jouaust, Conquet, Marpon, Hachette, vous diront que j’eusse pu devenir riche comme l’avenue de Villiers, rien qu’en acceptant les propositions qui m’ont été, & qui me sont encore faites. Ce n’est pas de la coquetterie comme vous le dites, Mon Cher Picard, c’est : simple mépris du gain facile, obtenu au détriment de l’Art que je rêve,

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c’est peut être : « une fierté ».

Je dis ce que je pense, & je m’inquiète du plus ou moins de tort que mon opinion sur certaines de mes œuvres antérieures, peut faire à moi-même ou aux autres, comme de mes gants de l’an dernier, ou comme de l’immortel Colin Tampon !

Rassurez vous Mon Cher Ami, les amateurs dont vous parlez ont toujours acheté mes dessins à des prix : « défiant toute concurrence » ; pour cette raison, la valeur de ces dessins ne peut que hausser, en supposant même qu’ils fussent médiocres, & qu’il me plût de le crier sur les toits.

Croyez moi d’ailleurs, en ce temps où tant de peintres pourraient se faire marchands de marrons sans trop déroger, cette franchise qui semble vous blesser aura peu d’imitateurs.

Vous m’avancez la question de droit. Je ne suis pas avocat & vous le dirai-je ? je ne voudrais pas l’être ! Les Englebienne de naguère m’ont dégouté de mes illusions sur tous les barreaux du monde. À part d’honorables & éclatantes exceptions dont vous êtes, Mon Cher Picard, les barreaux de ces gens-là ressemblent à ceux employés aux ménageries, pour enfermer les mauvaises bêtes.

Je crois bien que la législation d’ici, donne à l’amateur les mêmes droits qu’en Belgique, mais en cette vieille terre d’amabilité, personne n’a jamais songé à faire intervenir le Code, en des circonstances où il n’avait rien à voir. Depuis dix ans, j’ai vu quelquechose comme trois cents expositions de peinture, (et je n’en suis pas mort ;) – Je n’ai jamais ouï dire qu’un amateur ou un marchand ait exposé une œuvre sans l’assentiment de l’artiste ; c’est un droit d’autant plus respectable qu’il peut n’être pas un droit « imprimé ». C’est en vertu de ce droit consacré que je vous ai écrit, Mon Cher Ami, & en vous parlant de droit, je ne m’adressais pas seulement à l’avocat.

En principe, puisque nous causons ensemble, ce qui nous arrive trop rarement, Je vous dirai que j’ai en horreur les expositions, qui me paraissent inutiles, & n’ont jamais changé l’opinion de quelqu’un. Si j’ai exposé cette année aux XX, c’est pour

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leur donner une preuve de la sympathie que j’ai pour leurs personnes & leurs tendances en Art. Si je fais mieux, j’exposerai encore quelque jour, je ferai chez eux une exposition plus importante, pour affirmer cette concordance de nos désirs & de nos croyances, mais non par goût d’exposer !

C’est si vrai que voici ce que j’écrivais, – ou à peu près, – il y a peu de jours. a un Directeur de Revue, qui me reprochait de ne pas me produire aux « grandes Expositions », ce qui me disait-il me forçait à rester « l’artiste de quelques-uns » :

« Je n’expose pas aux Expositions Officielles, parce que je ne veux pas m’exposer à recevoir de mentions honorables données par des gens qui n’ont pas trop d’honneur pour leurs besoins personnels. Puis, à cause des succès populaires dont ces Expositions sont le Théatre, à tremplin. En art, j’ai la haine de toutes les popularités & de toutes les démocratisations.

« Contrairement à ceux qui croient que l’on travaille à sauver la Société en faisant un croquis ou un sonnet, je crois que l’Art doit rester : un Druidisme, ou se perdre. Ceux qui trouvent d’emblée l’admiration de toutes les prunelles, font nécessairement un art vulgaire, comme l’air d’opéra que l’on chantonne en sortant, les soirs de première.

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« Les foules voient les bons tableaux, elles ne les regardent pas. J’ai un caniche qui s’arrête devant les cathédrales, il ne se connait pas en architecture : il fait de même devant les casernes.

« De tout temps les sots & les ignorants se sont appelés légion, c’est une redite. Les Délicats peignent, gravent dessinent, ou sculptent pour cent & cinquante personnes. Cela fait deux cents yeux en défalquant les myopes. Et il faudrait que chaque artiste ne consentît à exposer qu’après un jugement de soi-même, sévère ; & qu’il n’apportât à l’examen de ses pairs aucune œuvre qui ne fut personnelle, & d’une formule nouvelle. Car toute formule nouvelle, même inférieure aux anciennes, leur est préférable, comme un sarrau neuf, mal coupé peut être, vaut mieux qu’une guenille dorée, superbe, usée & trouée par six générations de Rois.

« Jusqu’à présent mon moi, ne m’a pas permis d’exposer. »

– Quant au Rops de mes rêves, dont vous souriez entre les lignes,

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gentiment, & dont vous avez raison de sourire, je n’y crois pas beaucoup plus que vous n’avez l’air d’y croire. Il se peut qu’il n’aboutisse qu’au ridiculus mus du fabuliste. Quest ce que cela fait ? D’autres viendront qui accompliront ce que j’espère, parfois, de moi. Je n’ai pas de petites vanités, j’ai l’âpre & triste orgueil que donne la recherche sincère, même sans succès. Je n’ai guère parlé de ces espérances de pionnier, qu’à vous & à deux ou trois amis qui m’ont, toujours, comme vous, Mon Cher Ami, prêté, aux jours mauvais l’appui de leur talent, ce dont je vous sais grand gré, croyez le. Je cache les pensées qui me hantent, & sous lesquelles, je le disais à ces amis, dont je vous parle : je souffre & je m’agite comme un nain rachitique que les mauvais esprits ont enfermé dans une armure de géant. Je vois les sommets neigeux d’où l’on découvre les infinis, & si débile que je sois, poussé par ces douloureuses fièvres, je me suis mis en route pour joindre les mirages. Je sais que mes os blanchiront sur les sentiers pierreux qui y mènent & que le vol tournoyant des corneilles sera leur seul couronne. Qu’importe ? C’est d’un bon cœur de tenter l’ascension, & de dédaigner l’auberge, où dans la vallée, s’empiffrent les passants & les touristes à billets de parcours.

Vous voyez qu’au fond, comme le vieux & impavide Banville : Je n’ai souci que des Chimères !, et que ma folie est respectable comme toutes les croyances qui ne rapportent rien. En attendant : Dum spiro, spero, c’est la devise de mon âge mûr !

Je vous serre bien amicalement la main

Félicien Rops

N.B Vous dites que vous voulez publier ma lettre, publiez plutôt celle-ci, elle est plus explicite & plus nette. Et si vous en publiez une, publiez les deux, ce sera plus juste ; ou si vous préférez, je les ferai paraître dans n’importe quel journal. Cela me fera plaisir, puisque si j’eusse été consulté, les deux dessins exposés par vous aux XX, n’eussent pas figuré la bàs.

puis : n’est ce pas aussi, un petit peu, comme on dit à Namur, un petit peu mon droit. Et vous pourrez l’accompagner de toutes sortes de reflexions piquantes & désagréables pour moi, – c’est aussi votre droit d’ami.

F.R