Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Émile Hermant
Lieu de rédaction
[Mettet], Château de Thozée
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
39049
Collationnage
Scan
Lieu de conservation
France, Paris, Ancienne collection du Musée des lettres et manuscrits
Page 1 Recto : 1
Croquis
Je viens bavarder avec toi mon vieux compagnon de voyage aux pays bleus, toi qui comme moi, n’a souci que des Chimères ! – Ce sera peut être long, ou court, je ne sais pas, je vais aller au hasard laissant vagabonder mon crayon ou ma plume ainsi qu’il plaira à notre bariolée patronne la Sainte Fantaisie. – Il est dix heures du soir, Je suis seul dans le grand atelier qui ressemble à une vieille église, le vent, mon maëstro de prédilection, improvise pour moi dans les mélèzes de l’allée une étrange & vieille complainte (en ut mélèze,) pleine de demi-teintes automnales qui s’harmonise doucement avec ma pensée. – Pan & Toby le museau allongé sur leurs pattes ronflent au coin du feu. – Ce soir mon vieux & mélancolique Thozée a pour moi des charmes infinis. – Au moment où je t’écris Elle épouse le pêcheur Zéphoris, dans un paysage fantastique, sous le feu des flammes de
Page 1 Verso : 2
Bengale & je ne suis pas là ! − Si tu savais ce qu’il m’a fallu de courage pour dire à Pierre cet après-midi de ne pas atteler ! Je commence à croire qu’il faut plus d’énergie pour les petites choses que pour les grandes. – Pierre m’a regardé d’une façon drôle & s’est étreint le menton entre le pouce & l’index, ce qui chez cette belle nature est la façon d’exprimer physiquement sa stupéfaction. −
Croquis
Non, mon pauvre Fély, tu n’iras pas Jeudi, tu n’iras pas Dimanche, tu n’iras plus du tout, – les rosiers sont coupés. – Et voilà maintenant sa tête blonde qui jaillit des fonds sombres de l’atelier ! oui mon cher vieux, j’en suis là, – et cela depuis trois mois ! – qu’y faire & que faire ? – C’était écrit !
Est ce qu’on sait jamais du reste pourquoi l’on aime une femme ? – Je connais dix femmes aussi jolies qu’Elle & dont je m’inquiète comme d’un vieux gant ! – Wheler l’Allemand a peut être raison lorsqu’il attribue aux atômes crochus l’influence amoureuse. Il y a un livre à faire là dessus ; – je le ferai, – quand je ne serai plus bon qu’à cela.
Quand l’on songe que vous êtes trois millions d’imbéciles qui tripotaillez dans le corps humain depuis dix siècles & que vous n'êtes pas encore arrivé à guérir un homme brun d'une femme blonde ! Il n’y a donc pas moyen de trouver
Page 2 Recto : 3
le clhoroforme du cœur ??
Croquis
AFFECTION DU CŒUR
Fais-toi donc une spécialité des « affections du cœur ». – Je serai ta première cure. – Je t’assure que je suis un joli cas, – je ne me fais pas illusion va, je sens que c’est désespéré, je fais mon diagnostic & je compte mes pulsations comme un vieux docteur, – Doctor artis roseae ! – Docteur en l’art des roses, comme on vous diplômait à Toulouse en vous donnant l’églantine d’or des Jeux Floraux, – au temps des Cours d’Amour.
C’est grave !
Et lorsqu’il s’agit d’une femme qui a les yeux couleur du Printemps & les lèvres de la Diane du Capitole, – c’est encore plus grave !
Que le Diable t’emporte avec tes musiciens et tes musiciennes ! Je finirai par exécrer cette race de gens qui comme je te le disais dernièrement font grincer les boyaux des – quadrupèdes & coupent les grands arbres
Page 2 Verso : 4
du bon Dieu pour en faire des pianos. – C’est vrai, les peintres & les poètes seront éternellement victimes des musiciens ; – ils ont les mêmes nerfs qu’eux et ils n’ont pas la routine ni l’habitude du « con expressione ». Le son, cette voix de l’âme (quand ce n’est pas une voix du nez), les émeut bêtement, – naïvement et ils sont tentés de pleurer à la lune comme les caniches mélancoliques qui entendent le cornet à pistons. Quand une femme jeune, jolie, aimée, chante, je tombe en adoration, il me semble que j’ai dans le cœur un clavier sur lequel les Anges viennent promener leurs mains de rayons & lui faire un accompagnement céleste. – Les musiciens disent : « Tiens elle a fait un point d’orgue qui n’est pas dans la partition ! » et c’est tout fini !
Croquis
Page 2 Verso : 5
Retourner à Namur ? Et pourquoi ? – pour me trouver stupide en importunant une femme d’un amour dont elle n’a que faire ? Je lui suis très indifférent & au fond je crois même assez peu sympathique quoiqu’elle ait toujours été avec moi gracieuse & bonne comme avec tous. Elle doit rire de moi cette belle & bonne fille & de cet amour de la trentième année qui ressemble aux fleurs séchées que l’on trouve, – sous globe ! – dans les salons d’épiciers entre l’Azor empaillé & le portrait de « notre Reine Bien-aimée ». – De quel droit du reste ai-je cette étrange prétention d’être aimé d’elle ? – que suis-je dans sa vie & que viens-je y faire ? – Elle aimera, si ce n’est fait, – un musicien quelconque, – entre la clef [clé de sol] ou la clef [clé de fa] ; – ou un bel officier qui s’appellera Phébus ; – ce dont je rirai bien ; dans une cinquantaine d’années ! −
Et comment veux-tu que l’on nous aime ? notre façon d’aimer fait peur aux femmes ! – parbleu, – nous les aimons !! notre imagination, – la sotte, – les revêt d’un manteau d’azur, nous faisons d’elles notre foi, notre religion ; nouveaux païens nous nous courbons devant l’idôle aux pieds d’argile, nous lui adressons nos prières dans une langue incomprise & nous faisons monter vers elle la myrre & l’encens des vrais Dieux !
Simples Idiots !
Page 3 Recto : 6
Crois-moi mon Cher Émile, nous sommes nés trop tard. Notre siècle étroit & bêtes me pèse sur les épaules comme un vêtement qui n’est pas à ma taille. Fou, à la fois touchant & grotesque je me promène en ce monde de 4 pour cent, avec un costume moyen-Âge aux fières arabesques, dans la foule des habits noirs du Positivisme. Je fais rire les notaires & j’inspire de douces gaietés aux huissiers ; – les gens graves me montrent à leurs enfants comme un terrible exemple de l’entrainement des Arts ! – Et pour les gens officiels qui ont la palme brodée au collet, – les palmibêtes, – Je ne suis pas « un homme sérieux ! »
Je sais bien qu’il vaudrait mieux ressembler à n’importe quel X. −
a celui-ci :
Croquis
ou à celui-là :
Croquis
Être plat comme un trottoir & bête comme
Page 3 Recto : 7
un chiffre, aimer les filles faciles, en partie double, – estimer les bonnes actions qui rapportent plus que les belles actions qu’on admire ; – préférer les billets à ordre aux billets doux ; au lieu de cela, je marche vivant dans le rêve de Ruy-Blas : – Je ne veux pas comprendre que l’on n’est plus dans les nuages, mais « dans les huiles » ou « dans les sucres » ; – je reste atteint des folies douces que tu connais : allant vaguement on ne sait où, quelque part, – du côté de l’aurore où le ciel est empourpré, − vers les frais ruisseaux où Galathée fuit vers les saules ; − lâchant toujours la proie pour l’ombre, bâtisseur de châteaux dans toutes les Espagnes, regardeur d’étoiles en plein midi, faiseur de tempêtes dans les gouttes d’eau ; − me créant des bonheurs d’enfant : de l’oiseau qui chante, de l’insecte qui vole, du nuage qui passe, du rocher gris sur le ciel bleu. – Je reste en extase devant une mèche de cheveux blonds frisottant sur une nuque ronde ; – la blancheur de ses dents les promesses de ses yeux, l’éclat de sa grâce me ravissent, & je me mets à analyser ces faits profonds pendant une heure !
Ce qui n’est jamais ! – au grand jamais arrivé à Mons Prime Borniaux premier échevin de la commune de Mettet, lequel homme estimable me crie chaque fois qu’il me rencontre « – dans les paysages : « Mr Félicien est ce que vous n’allez pas encore couper les frênes & les peupliers blancs
Page 3 Verso : 8
de vot’ bois ! Y sont murs là, – pour la solive & la charpente ! Si vous tardez mie cela vous fera cheoir en perte ! »
Croquis
Ce n’est pas lui qui aimerait des « comédiennes » des femmes qui se mettent des onguents sur le nez & qui font des grimaces au son des violons quand les honnêtes gens sont couchés ! Aussi en quelle piètre estime il tient le suzerain de la haute cour de Justice de Mettet Scrÿ & Thozée ! – Comme je justifie la Révolution Française & les « excès de 89 ! un garçon de je ne sais combien d’années qui ne sait pas faire valoir son bien & qui court tous les jours que Dieu fait avec
Page 3 Verso : 9
une grande boîte sur le dos pour tirer en portrait tous les animaux qui rencontre, qui ne peut pas tant seulement laisser une pierre ou une gens tranquilles » !
Heureusement que les droits du Seigneur sont abolis ! – Ce devait être dûr, si j’en juge par les filles !
Croquis
ROSIÈRES S.G.D.G.
Ah mon ami ! Si mes parents m’avaient consulté avant de me mettre au monde, j’aurais posé mes conditions ! – J’étouffe ici ! petit-fils d’Espagnole & de Hongrois, je sens danser en moi le Démon du Midi & s’agiter les colères des nationalités opposées. Je passe mes jours à me contenir & j’ai de furieuses envies de briser d’un coup de tête, cette martingale de convention avec laquelle les Societés civilisées tiennent en bride les natures primitives.
Qu’avons nous à faire dans ces organisations Constitutionnelles qui alignent les cerveaux & font passer les individualités sous le niveau de leur niaise égalité ? Peintres, poètes, musiciens héros du Loisir & de la Rêverie nos jours sont comptés & nous allons disparaître avec les vieux mondes. − Pour moi j’aurais
Page 4 Recto : 0
voulu retourner la bàs, d’où le vieux Boleslaw Rops était venu, courir à cheval avec mes frères du steppe, sous le brandebourg d’or, fier & inutile comme l’aigle. – Partir loin des villes où les physionomies s’effacent & où les têtes sans relief gagnent le fruste des vieux sous, loin surtout de la bêtise de l’or, de l’esprit parisien, de la musique de Mr Auber, de la peinture de Leys, des discours d’académie, des fêtes publiques avec Brabançonne ; – loin des gens qui perçent les statues avec des tuyaux de Gaz & qui fourrent des carillons dans les pendules, loin des Arthurs blonds & de Mlle Catinette, & loin « du monde comme il faut ! » – Partir pour vivre enfin ma vie dans la fièvre du mouvement, au son de ces fanfares Hongroises qui font vibrer l’âme avec la fière sonorité des cuivres, au bruit des armes étincelantes, dans l’ivresse de la lumière & du soleil, croyant à l’amour, à l’honneur, au courage : à toutes les sublimes insanités humaines ! −
Entre nous j’espère finir à Charenton. Être fou quel rêve ! Palper ses illusions ! Voir triple & « plus fort ! » perçer par l’acuité de la pénétration les opaques murailles de la frontière Intellectuelle ! – Voir danser les couleurs, chanter les fleurs & parler avec les
Page 4 Recto : 1
papillons ! – Je croirai que je débute comme ténor en la tenant dans mes bras ! – Et je trouverai des notes épiques qui sèmeront l’hydrophobie dans les environs & réveilleront la Gendarmerie, songeant à Pantin !
Tu viendras me voir avec elle – & tu me donneras deux sous pour mon tabac !
Croquis
LES DAMES SONT PRIÉES DE NE PAS AGACER LE N° 1277. / N°1277. FOU PAR AMOUR. DANGEREUX.
Mon Cher Émile il est six heures, l’aube blanchit dans mes rideaux, voilà une nuit passée près de toi, presque près d’Elle. Si tu la vois ne lui parle pas de moi surtout, elle croirait que je t’ai chargé de ne pas me laisser oublier. – Un enfant jette une fleur dans le ruisseau, il n’est pas encore parti qu’il n’en reste plus de trace. – C’est dommage, cependant nous allons peut être passer tous deux près du bonheur sans le voir. Allons ! Doux Idiot remet ton masque railleur & cache au public bête les larmes de tes yeux ! −
Qu’importe du reste, ami, que la coupe soit d’or pur ou d’aillage ? si c’est le vin de Chypre qu’on y verse ? Qu’importe même le vin si l’ivresse est sublime & jette à l’âme les grands désirs & les nobles élans ? – Au fond du jardin de mon père, dans un coin plein d’ombre, à demi couverte par les vignes folles qui lui faisaient une couronne de bacchante, se dressait une Vénus d’une beauté singulière. Tout enfant j’ai tenu
Page 5 Verso : 2
dans mes bras la blanche statue, mes mains émues ont touché sa poitrine & mes lèvres amoureuses ont pressé ses lèvres froides ! – Elle, regardait vaguement, loin, – plus loin. J’aimais cette première maîtresse idéale & superbe. Je ne crains plus maintenant les amours marmoréens !
– Cela n’empêche pas que chaque fois que je suis amoureux « pour de vrai » il me semble toujours que le bon Dieu me fait une farce, – Je suis forcé de lui dire : je la trouve céleste ! parceque je suis un homme bien elevé, – mais franchement je la trouve mauvaise !
Je ris comme Figaro, pour ne pas pleurer, depuis que je me connais, mon esprit rit de mon cœur, l’accompagnement se moque du thème, je croyais mon cœur guéri de ces splendides folies, & voilà qu’il se remet en jeu de souffrance comme ces Crucifix du Moyen-Âge quant les blessures se rouvraient quand venait la Passion. – Une larme est une larme après tout & « vaut un sourire » ; – elle prouve que malgré notre éducation fébrile, notre intelligence tourmentée, notre métaphysique, notre vie « ondoyante & diverse, le cœur reste immortel. – On le croit mort mais comme Lazare il rejette son linceul de pourpre & Phénix éternellement renaissant il surgit plein de vie du milieu des flammes divines !
À toi – Ton vrai
Félÿ
Thozée – Jeudi
Détails
Support
.
Dimensions
indisponible x indisponible mm
Copyright
Ancienne collection - Musée des lettres et manuscrits