Numéro d'édition: 2277
Lettre de Félicien Rops à [Edmond Picard]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Edmond Picard
1836/01/01 - 1924/01/01
Lieu de rédaction
Paris, 17 Rue Mosnier
Date
1878/04/30
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
ML/00631/0011
Collationnage
Autographe
Date de fin
1878/04/30
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature
Page 1 Recto : 1
30 avril 78.
Paris 17 Rue Mosnier
Cher Monsieur,
Je me suis mal expliqué très probablement. J’ai toujours eu l’intention de vous faire expédier les dessins à Bruxelles, dès qu’ils me parviendraient, car j’ai affaire à une femme hésitante & irrésolue qui ne sait jamais se décider à quelque chose ; & je crois bien que je serai forcé d’aller moi-même reprendre mes dessins en Orléanais pour les remettre en lumière ; mais je tenais surtout à savoir avant de vous les expédier si ces sujets étaient de nature à plaire à vos amateurs. Il y a une foule de gens très honnêtes qui n’aiment pas à avoir un Enterrement sous les yeux, & à qui ces choses ne plaisent que médiocrement, – contrairement au nez du père Aubry qui selon Chateaubriand « aspirait à la tombe » ; – de même qu’une foule de gens très folâtres, entra muros, n’aiment pas à avoir des peintures de filles dans leur salon. Ces études de vie contemporaine ont toujours un faux air de « saper la Société par sa base » & cela inquiète.
Je tiendrais beaucoup comme je vous l’ai dit à faire rentrer ces dessins en Belgique. J’ai en moi un fond d’entêtement, que je ne souffre pas d’ailleurs, mais que je supporte comme on supporte sa physionomie, même lorsqu’elle ne vous plait pas, – qui fait que je m’acharne à une idée avec une
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persistance très désagréable pour mon repos. Cette idée c’est celle d’être un peu prophète dans mon pays, – quelle drôle d’idée ! – & d’y envoyer ce que je fais de moins déplaisant. Je voudrais avoir en Belgique beaucoup d’amateurs de Rops ; – moins pour tirer profit de mes enfants qui souvent ont l’air d’être les victimes d’opérations Césariennes, que pour m’assurer que chez moi on ne me Considère pas comme un simple caricaturiste. Vous allez rire, mais mon talon d’Achille : là où mon pied léger me blesse, c’est que j’ai la manie de tenir à l’estime artistique de mes Compatriotes. Le cœur a de ces replis ! – Cela, et la haine des Juifs de Francfort – ceux de tous les Juifs qui ont les mains les plus sales & le plus de diamants dessus, – sont deux points inexplicables de mon organisme.
– À propos de Juifs, parlons de Bonvoisin. Je vous engage fortement Mon Cher Monsieur à vous défier comme d’un échappé de Ghetto du susdit Bonvoisin. Ce garçon aux allures charmantes, à l’extérieur des plus aimables, qui sourit à tout le monde comme si l’inventeur des « Dentiers adhésifs » le payait à la course ; a l’âme d’un marchand de lorgnettes. Il est bon de le connaître. Comme il cache sous un certain dandysme, une élégance & un esprit de chef de rayon, (rien de Phébus !) – on peut s’y tromper au premier coup d’œil & à la première entrevue. Il est artiste comme les généraux vénézuéliens sont généraux : il l’assure ; mais tout cela c’est pour les besoins de son commerce.
J’ai des raisons absolues, comme bien vous pensez de vous parler ainsi. Je viens précisément
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par une singulière coïncidence de découvrir à propos du nommé Maurice Bonvoisin une série de petites canailleries qui m’ont éclairé. Je me donnerai le plaisir de justifier le portrait que je vous fait de cet industriel, en vous mettant sous les yeux une pièce manuscrite incroyable. Vous verrez à quel taux Bonvoisin risque ses fonds dans le Commerce. Je vous prierai vous, & ceux que vous connaissez qui veulent bien me porter quelqu’intérêt de me Consulter lorsqu’il y aura quelqu’achat à faire, me concernant. Je n’ai pas besoin de vous dire que je respecte trop mon art, & moi-même pour descendre jusqu’à « faire de fortes affaires » comme dirait Bonvoisin, avec mes œuvres. Je crois que l’artiste doit fixer le prix de ses œuvres rigoureusement ce qu’il croit que ces œuvres valent, valeur marchande, c’est à dire le prix que lui en donnerait un marchand intelligent. L’amateur qui s’adresse à l’artiste doit bénéficier du bénéfice du marchand. En dehors de ce principe il n’y a qu’amour du lucre ou vanité ridicule, de notre côté.
Mais tout cela n’est pas bien amusant, seulement j’ai voulu vous mettre en garde.
Je suis très heureux d’avoir un nouveau collectionneur, je tâcherai de trouver toutes les pièces qui lui manqueront & de les obtenir à prix très raisonnables. Quant aux Croquis d’Album, j’en ai beaucoup, mais ils sont en grande partie chez moi à la campagne. Les Anglais font beaucoup de ces collections qui sont très intéressantes à faire. Ils collectionnent les croquis de deux ou trois artistes & les font relier dans des albums séparés. – Un amateur américain qui habite Paris me fait le plaisir de me collectionner de cette façon portative.
Je vous enverrai de ces croquis & nous en fixerons des prix variés suivant leur mérite ou leur importance. J’ai fait, en petit, beaucoup d’études de nu. Études d’animalier épris de la bête humaine. Non pas toujours le nu antique
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mais du nu moderne, ou plutôt du demi-nu parisien. Je n’ai jamais trouvé bien intéressant le modèle que l’on hisse sur la table de l’atelier, je ne le retrouvais vivant que lorsqu’il descendait des trétaux & se remettait une pointe de poudre de riz sur le nez, avant de passer ses bas. Tout à l’heure c’était une Antiope grotesque ou une Diane ridicule, maintenant redescendue de son nuage académique, c’est une femme de mon temps & c’est une Parisienne, c’est à peindre.
Quant à l’Attrapage, si on vous le demande, je vous laisse entièrement libre d’accepter ou de refuser, selon que vous le jugerez convenable. – L’Idée des volets est charmante & pratique. On aurait pu comme dans les tableaux russes & gothiques faire sur les volets deux dessins rappelant le sujet ou graver des plaques de cuivre ou d’étain encastrées dans le bois je crois que cela serait curieux. Je rêve graver une pendule sur plaque de cuivre & d’ivoire. J’ai gravé pour Mme Blanc un coffret à bijoux avec plaques d’ivoire. Le coffret est en ébène, les filets argent & les sujets gravés sur plaque d’ivoire. – À propos de votre achat Bonvoisin, ne connaissant pas les pièces je ne dis pas que vous avez fait un mauvais marché. Bonvoisin étant un brocanteur, peut lui-même avoir fait un bon achat, puis il fait des échanges, je lui ai fait cadeau de beaucoup d’eaux fortes & par hasard, il a pu, tout en ayant un beau bénéfice vous laisser cette collection à un prix raisonnable. Mais défiez vous ! je vous l’ai dit : c’est un simple marchand de lorgnettes, et pas même de : pônes laurgnèdes !! –
À bientôt Mon Cher Monsieur.
Recevez je vous prie mes compliments affectueux & mes remercîments sincères,
Félicien Rops
PS. Quant aux frais de port nous n’en parlerons pas si vous voulez bien. Donc dès qu’il sera en ma possession je vous enverrai l’Enterrement au Pays Wallon d’abord, l’autre ensuite.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
AML