Numéro d'édition: 2375
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
MRBAB/AACB/003052
Collationnage
Autographe
Date de fin
1889/05/19
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Page 1 Recto : 1
Paris le 19 mai 1889.
Mon Cher François,
Voilà bien longtemps que je dois t’écrire, j’attendais mon installation dans mon nouvel atelier. Je suis installé N°1 Place Boieldieu, il n’y a d’ailleurs place Boieldieu qu’une maison & qu’un n° ! C’est vis à vis de l’Ancien Opéra-Comique & où va être réédifié le nouveau. Facile à trouver ! J’attendais cette nouvelle installation qui est vaste : atelier de peintre, atelier de graveur, petit salon &c &c, pour te prier, – maintenant que j’ai de la place, de me renvoyer les livres que j’avais laissés chez toi. Il y a encore une armoire que Mr. ?... mauvais peintre de portraits a encore, depuis quinze ans bientôt ! – à sa disposition. Nous étions convenus toi & moi, que tu lui dirais, que, moyennant Cent francs, je lui laisserais cette armoire, ou plutôt cette garde-robe qui m’en avait couté 150. Je ne vois pas pourquoi je laisserais ce meuble à ce susdit mauvais peintre. – Donc qu’il me réexpédie ma garde-robe ou qu’il m’envoie Cent francs. Voilà qui est net. Je te prie de lui faire cette petite « commission » comme on dit en Belgique. Quant aux livres, fais les
Page 1 Verso : 3
mettre dans une caisse, & expédie les à mon adresse petite vitesse.
J’ai appris que tu étais très bien dans tes affaires, & que tu donnais des leçons qui te rapportaient de quoi bien vivre ; Enfin, que ta vie « s’arrangeait bien ». J’en ai été très heureux, crois-le bien, pour toi & pour les tiens. – Ici, la prospérité est venue. La maison de ma femme, & de mes belle-soeurs a marché dans des proportions fantastiques. Nous avons quarante ouvrières. – 12,000 francs de loyer, sans compter les 2,000 de mon atelier, une maison de campagne à nous, & pas un sou de dettes. Et en plus, un crédit de 200,0000 francs sur la place. Tu comprends ce qu’il a fallu faire de dessins, d’eaux fortes, de robes & de corsages pour en arriver là ! Mais il s’est trouvé qu’Auré & Léontine avaient tout simplement, comme ma fille, le génie de la toilette Parisienne. Nous allons à Chicago & à Québec comme nous allions autrefois à Meudon, & les Américaines raffolent de ma femme & de Claire. Clairette c’est Léontine. – C’est une belle, bonne & vaillante fille dans les veines de laquelle coule le bon sang de Touraine. C’est une fille du soleil. Enfin mon Cher Frantz, me voilà « célèbre » & presque riche. (La célébrité est venue un peu malgré moi, – comme la fortune, & peut être sans la mériter, mais enfin, elle est). Je n’ai eu qu’un mérite : j’ai été une « probité artistique » rien autre chose.
Aurélie ma belle soeur a failli, par mon entremise, devenir propriétaire de deux villas, à Middelkerke. Mais j’ai eu affaire à un homme défiant & retors qui une fois l’affaire faite, sa parole donnée devant témoins, n’a eu qu’une idée : la retirer assez malhonnêtement, & nous poser des conditions inacceptables. Ce monsieur qui est ton cousin à ce qu’il paraît, ce dont je n’ai pas à te féliciter, a réellement du talent comme architecte, plus que de parole comme homme ! – Il s’est imaginé peut être que nous étions des bohêmes vagues, – la Belgique en est toujours à « l’infâme Fély » du bon Englebienne !! Il aurait pu te demander quelques renseignements sur notre probité. – C’était plus simple.
Et regarde comme ce Dumont a été bête !! Il me vendait ses villas un bon prix. moi j’amenais à Middelkerke dont nous voulions faire un petit centre calme, près d’Ostende : Octave Uzanne, Camille Blanc, l’avocat Eugène Rodrigues, tous gens riches & casés, une jolie colonie. J’aurais recommandé Dumont soit comme architecte, soit comme vendeur de villas, – car je répète qu’il a du talent,
Page 1 Recto : 4
quelque soit son caractère. Et il aurait fait de brillantes affaires ! Voilà ce qu’a pour résultat cette sotte défiance, tout à fait « Belge » d’ailleurs. C’est un des grands défauts de notre pays. Et plus je voyage plus ces défauts de « petitesse » me frappent. Dans tous les pays du monde, quand un homme, (ou une femme) en faisant une affaire, vous donnent toutes les garanties de solvabilité nécessaires, on ne s’occupe pas du reste ! Mais si la Belgique n’était pas ainsi, cela ne serait pas le petit pays papotier & sans noble allure qu’elle est !! Il était facile à Dumont de s’informer auprès du Directeur du Crédit Lyonnais dont nous sommes les locataires (pour 12,000 frs !) quel était notre crédit & dans quelle position financière & commerciale nous nous trouvions. – Je crois qu’au fond ce « brave Dumont » – (ceci est une façon de parler,) n’a pas pu s’arranger avec les gens qui avaient pris hypothèque sur les deux maisons qu’il voulait nous vendre, & qu’il a pris lui, des moyens, quelconques, pour « avaler la parole donnée, & tâcher de se tirer d’affaire. Je te tiens au courant de cette histoire, parce que le bon architecte t’en parlera probablement un jour ou l’autre, & que ainsi tu sauras à quoi t’en tenir.
J’ai aussi à t’annoncer que sous peu de temps je serai remarié. Depuis longtemps du reste tous les gens qui connaissent Léontine, son grand cœur & son courage, toutes ses réelles vertus, si rares chez toutes les femmes, la respectent
Page 2 Recto : 5
à l’égal des meilleures. J’ai été vraiment bien heureux de la rencontrer dans la vie. J’ai eu un peu honte de n’être pas un grand travailleur, vis à vis de cette valeureuse femme, & c’est à elle que je dois ce que je suis devenu, & tout mon bonheur intime aussi.
– Voilà Mon Vieux Frantz la fin de mon devis. Charge toi je te prie de ces petites corvées, & quand tu viendras à Paris préviens moi quelques jours à l’avance afin que je puisse te procurer quelques billets de théâtre, & que tu viennes faire un petit voyage aux champs, & te réasseoir à la bonne table hospitalière où tu faisais si bonne figure.
Quand tu verras Eugène Demolder dis lui que je lui écrirai sous peu. Il est charmant ce cousin, & il a un tempérament d’écrivain, chose bien inutile en Belgique (où les gens ne lisent que l’Étoile Belge, comptent leurs gros sous, & recommencent quand ils ont fini, ou qu’ils se sont trompés de deux liards ; quand ce n’est pas à leur profit !
– Exposition merveilleuse ! & telle qu’aucun peuple n’osera plus en faire une autre.
– Schlosser le peintre prussien me disait : « Je refiens à Baris ! la bremière fille tu monte ! J’aime mieux qu’on m’abelle Gojon à Paris, que crant homme à Perlin » ! – Une exposition comme cela ne pouvait se faire qu’ici, – avec les nerfs & l’imagination endiablés de cette race de grands artistes. C’est admirable tout simplement.
Quel dommage me disait un bon Bruxellois que les Français n’ont pas comme nous, du bon sens ! – mais c’est précisément, parce
Page 2 Verso : 7
qu’ils n’ont pas de bons sens qu’ils font cela, & parce que les Belges en ont trop qu’ils ne fond rien « d’extraordinaire » ! En art c’est toujours « le plat du jour » : un bon plat & un verre de Lambic : Tout ce qu’il faut pour vivre, – 2 & 2 font 4 !! – Ici, deux & deux font vingt !! Comment ? c’est leur secret à ces Enragés d’art, de lumière, de décor, & de Joie !
Quand je me sens fatigué, je descends au Boulevard & au bout d’une heure, j’escaladerais le mont Blanc ! On a pris un bain de nervosité & de Flamme.
À toi bien. Embrasse tout ton cher monde pour moi, & Mathilde en particulier. J’irai à Bruxelles exprès pour Elle, & dis lui bien que je n’ai jamais oublié sa charmante bonté, & les tendresses que je sentais autour de moi dans la maison de Genappe.
Je n’ai jamais aimé que les parents de ma mère qui composaient ma vraie famille.
Braves gens, nobles & grands caractères dans leur simplicité, & dont les bonnes figures me restent dans l’esprit & dans le cœur.
Une vieille poignée de main
Félicien Rops
Page 2 Recto : 8
P.S. S’il restait chez toi quelqu’autre bibelot envoie avec le reste. Il me semble toujours qu’il y a des bricoles que j’ai dû laisser là bas, au temps de mes épiques déménagements.
Viens à Paris fin juin ou en juillet, pas avant. Je suis à même de te procurer quelques bonnes journées de distraction.
Détails
Support
2 feuillets, 8 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
Ro Scan, J. Geleyns