Numéro d'édition: 1266
Lettre de Félicien Rops à [Homme inconnu]
Texte copié
N° d'inventaire
II/7043/93a+II/7043/93b+II/7043/93c
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
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Apprête toi Cher Vieux je vais te faire lire tout ce gros cahier de papier qui s’étale devant moi en son immaculée blancheur, tu as voulu, – comprends si tu peux, & lis si tu l’oses !
Alors le Sultan Schahabahim dit à Félicien Rops, – racontez moi donc une de ces histoires bêtes que vous racontez si mal ! – (Les mille & une nuits.)
J’ai franchi les ravins & comme un cerf qui brame,
J’ai rougi de mon sang la ronce des sentiers
L’hallali furieux sonne au fond de mon âme !
J’entends le bruit des cors & le pas des coursiers !
Quelqu’un !
Te rappelles-tu qu’il y a un an à pareil jour par un de ces temps de neige qui vous donnent envie de vous couper la tête pour amuser votre esprit, – toi très amoureux « d’Elle » moi sceptique & railleur & raillant plus haut que de coutume, nous causions. Tu m’as dit : « Tu fais comme les poltrons, Mon Cher Fély, tu chantes dans l’obscurité & tu décries fort l’Amour parceque tu en as peur » – Si j’avais peur, je le crois bien j’en sortais ! & je venais de me sauver de lui ! c’est ici que ce place cet éternelle narration que MrMarc le Prevost bon auteur français appellerait une exposition : J’avais rencontré de tout temps dans ma route, dans mes cailloux comme disent les Wallons une grande fille qui paraissait destinée à être
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la maitresse de tous mes amis – moi excepté. Je dois te dire que c’est uniquement à cause « de la couche sociale » qu’elle était en train de traverser – style de Glatigny, & non à cause de son manque de charme, puisqu’elle était absolument charmante ; – mais tu sais & tu connais la folie de mes préjugés, il y a des choses que je ne fais que si Madame ma Raison a donné sa démission. – Chaque fois que je me trouvais en face de ses yeux & de sa bouche un pressentiment, une finesse d’instinct semblait m’avertir du danger « Je la sentais dans ma vie ». Chez moi cet instinct d’animal est poussé à un point rare : j’exècre les gens sans raison comme les grognards exècrent la perfide Albion, & je les aime sans raison comme on aime les huîtres & le caviar. Donc je me défiais de cette grande bête vers laquelle ma bête allait, – l’aimant va au fer.
Je croyais du reste qu’elle avait pour « amant de cœur » (en voilà un mot stupide !) un de mes amis & quoique le caractère de cet ami semblait s’opposer par ces allures à cette douce humiliation, – douce, mais humiliation, je le croyais, & cela suffisait pour m’éloigner d’elle, ce garçon étant un de mes amis de vingt ans, distingué, charmant, une âme & un esprit d’élite, un frère. Malheureusement il devait mourir & il ne faillit pas à sa dette. Six mois après, le Dieu bête du Hasard me met, dans un dîner de la pègre littéraire, face à face avec « mon danger » J’ai d’abord envie de me sauver, je ne me sauve pas, cela devait arriver ; & au Bourgogne je n’appartenais plus à la terre !
Quelque jours après je me mettais comme un
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simple clerc de notaire à aller régulièrement de quatre à cinq soupirer près de ses chenêts, – sans pommade, c’était la seule différence qu’il y eût entre le simple clerc & moi.
J’ai oublié de te dire qu’elle a toujours été de tout temps, depuis son premier jupon la maîtresse d’un de ces êtres qui par jalousie collectionnent des punaises pour lutter avec elles de platitude.
Tu vois la situation : moi qui n’ai jamais, par une fierté spéciale, puisque je ne pouvais donner au femmes que des bouquets ou des bonbons, voulu vivre dans les mondes interlopes – fierté qui fait ton admiration laquelle admiration m’étonne autant que t’étonne ma fierté ; – moi, j’étais en train de devenir fou de la femme d’un petit monsieur auquel je ne donnais la main que par convenance sociale et par sentiment de l’efficacité des savons. – Un être sans couleur ni blond ni brun, sans âge presque sans identité, une de ces créatures fantastiques sans raison d’être qui sortent des fermentations sociales comme Vénus sortait de l’Onde, comme les moustiques des flaques d’eau. Tu comprends que lorsqu’on arrive à voir cela, on prends de suite son parti, ses illusions par la gorge, on les flanque dans le fond de sa malle on pousse deux chemises par dessus & l’on s’en va au siége de Longwy – si Longwy est assiégé.
– C’est qui fut fait. mais le diable veillait ! Je croyais que les cendres des volcans dormaient & que le repos de Pompéi m’était dû, lorsqu’il y a un mois je me trouve brusquement vis a vis « d’Elle » – Ah cela n’a pas été long. J’ai senti en trois secondes que je l’aimais comme une brute – & j’en ai eu les larmes aux yeux de colère. – Il y avait au café en face un être quelconque qui était son amant, – un gymnasiarque d’outre mer race des chiens Havanais, – (Ah on a eu bien tort
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d’émanciper les nègres !) – c’était son amant – très beau d’ailleurs, naturellement, – comme Léotard & Montaubry ; « c’était mon rival » – tu vois que le décor est charmant, le diable en bon régisseur a mis sa cravate blanche, on pouvait frapper les trois coups. –
Et j’ai fait tout ! – il n’y a plus de fautes à commettre ! & je suis tenté de m’écrier comme dans Shakspeare : – en face de mon cadavre : il y avait bien du sang !! – Tu crois que je suis de nouveau parti. Ah non ! je suis en train de faire toutes les petites infamies que nécessite le libretto ; pendant que les comparses jouent la fortune « de toutes les Espagnes » avec des jetons de cuivre & tapent sur leur cœur de carton, moi je joue avec Mon vrai cœur & de la « vraie or » ce qui doit faire bien rire les filous du parterre qui ont couché avec « Elle » – Je serai tué au dernier acte & elle jettera mon cœur en pâture aux bêtes, je le sais, Lohengrin se promène dans son armure de rayons, mais il sait les mots de la trahison qui paraîtront sur les lèvres aimées & il marche au milieu des bassesses & des Vilités qui s’agitent autour de lui souriant à sa douleur & prêt à payer son bonheur, du prix de sa Vie, – Ridicule & grand.
Et ne crois pas que je me suis embourbé dans toutes ses stupidités sincères de réhabilitations dans lesquels pataugent en ces occurences tous ceux qui ont le cœur droit & l’âme hautaine. Non mon vieux mes nerfs & mon esprit peuvent errer, mais je garde, heureusement mon œil terrible de peintre & de psycologue cet œil sans paupière, qui ne se ferme jamais & dont la claire rétine n’est jamais obscurcie. Je ne suis pas de ceux qui apparaissent dans
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la vie des femmes pour les punir ni pour les sauver, ni pour les amuser même ! Je ne suis ni Dieu, ni philosophe, ni bateleur.
Je subis une influence plus forte que moi ; celui qui tombe d’un pont peut philosopher à son aise, le courant n’en est pas moins rapide, la rivière profonde, la chute certaine, – tant mieux s’il sait nager !
Non, mon œil de peintre ne ment pas.
Veux tu que je te la crayonne :
C’est une grande fille tout d’un jet comme les cariatides d’Enée de Vies, la hanche peu marquée & son absence de poitrine qui seraient déplaisantes chez une femme à forte armature, ici aident à l’élégance du squelette qui est d’une grâce merveilleuse & native. La tête est petite & ronde, une tête de croyante, chose fantastique ! – les cheveux, bruns y tiennent, c’est avec l’absence de maquillage, une des grandes séductions de l’être qui pose devant moi. La nuque potelée au duvet qui frisonne & qui frisotte est la nuque éternelle des femmes capable de tout physiquement sentir. Le nez est français – gaulois même il pique dans le vent, c’est le chanfrein de la pouliche de demi-sang, – il est écrit dans les bas-reliefs de Clodion si bien pastichés par ce singe de Carrier-Belleuse. – La franchise & la
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J’ai un jour trouvé un Titien, ici, chez un brocanteur du Vieux Marché, il fallait « cet œil de peintre pour le découvrir. Un retoucheur de hasard avait passé par là & l’avait couvert d’ignominies. Les lourdeurs, les empâtements grossiers & sales, les couleurs crues ensevelissaient la fière silhouette d’une Diane lumineuse. Entre des bleus voyous et des rouges de mauvaise vie apparaissait les tons ambrés du Maitre se révoltant contre toutes ces hontes & gardant par places la fierté des choses qui méritaient une destinée plus belle. « Ses yeux » font cela & parlent comme la Diane du Titien, mais les pauvrets ont beau faire, rien je crois ne sauvra la toile du maître, où la signature divine devient chaque jour plus fruste & plus illisible. Les yeux vides de la Banalité se sont deja trop mirés dans cet émail dont ils ont altéré le tain. – Hélas ! la vie d’Outre-chair & les grandes voluptés du Corps qui ne sont jamais complètes sans les grandes voluptés du Cœur, ces grandes voluptés hautaines qui relèvent le corps au lieu de l’abattre & les extases de la matière exaltée resteront inconnues à ce corps & à cette âme qui étaient faits pour les comprendre.
Est ce pour cela que je l’aime, – pourquoi ? Car elle sait que je l’aime & elle le sent. Aussi comme elle doit rire de moi cette bonne & belle fille & de cet amour naïf & bête qui ressemble aux fleurs séchées que l’on trouve, – sous globe ! – dans les salons d’épiciers entre l’Azur empaillé & le portrait de notre Reine Bien aimée !
De quel droit ai-je cette étrange prétention d’être aimé d’Elle ? suis-je comme Phébus, le beau lieutenant rêvé « si rigolo » dans l’intimité ? Suis-je l’Almanzor bariolé qui apparait sous les paillettes étincelantes, soulève deux mille, & représente de neuf à douze « sur deux chevaux dressés en liberté » l’idéal palpable ! Je ne suis pas même le clown à crête rouge qui fait éclater le rictus de ces Dames & dont la tête irrésistible les accompagne sur l’oreiller. Et comment veux-tu que l’on nous aime ?
Notre façon d’aimer fait peur aux femmes & les fait
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s’amuser beaucoup. Parbleu ! Nous les aimons ! Notre imagination, la sotte ! les revêt d’un voile d’azur & plante sur ces têtes adorées, – que les doigts couverts de similor de MMrs les Cabotins caressent entre les répétitions, – les couronnes de Clémence Isaure & quand cette belle besogne est faite, nouveaux païens nous nous courbons devant l’Idole aux pieds d’Argile, nous lui chantons des hymnes dans une langue incomprise, & nous faisons monter vers elle la myrre & l’encens des Vrais Dieux !
Simples Idiots !
Et moi je ne changerai pas ! – mauvais soldat !
mauvais soldat ! comme dit Fritz de la Grande Duchesse ! – je continuerai à être ce regardeur d’étoiles en plein midi, bâtisseur de châteaux dans toutes les Espagnes, faiseur de tempêtes dans des gouttes d’eau, Fou à la fois touchant & grotesque je me promène au milieu de la foule des habits noirs du Positivisme avec un costume Moyen-Âge aux fières Arabesques, croyant à l’amour à l’honneur, au courage à toutes les choses vaillantes & glorieuses à toutes les sublimes insanités humaines !
Entre nous j’espère finir à Charenton – joli paysage d’ailleurs, – être fou quel rêve ! Palper ses illusions ! Voir triple & plus fort ! Percer par l’acuité de la Pénétration les murailles des Frontières intellectuelles ! Voir danser les couleurs, chanter les fleurs & parler avec les papillons ! Je croirai que je débute comme ténor en la tenant dans mes bras ! & je trouverai des notes épiques qui réveilleront dans les alentours la Gendarmerie Nationale rêvant à Troppman !
Cela n’empêche pas que chaque fois que « j’aime pour de Vrai » il me semble toujours que le bon Dieu me fait une farce, je suis forcé de lui dire : « je la trouve céleste » ! parce que je suis un homme bien élevé, mais entre nous, je la trouve mauvaise !
Qu’importe du reste ami que la coupe soit d’or pur ou d’aillage si le vin qu’on y verse jette à l’âme les grands désirs & les nobles élans ?
Au fond du jardin de mon père au château de Sallezinnes, dans un coin plein d’ombre, à demi couverte
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par les vignes folles qui lui faisaient une couronne de bacchante se dressait une Vénus d’une beauté singulière. Tout enfant je me dressais sur le socle pour presser dans mes bras l’immuable statue, mes mains émues, dont le tremblement scandait les battements de mon cœur, ont touché sa blanche poitrine & mes lèvres amoureuses ont pressé ses lèvres froides ! Elle regardait loin, plus loin. J’aimais cette première maitresse idéale impassible & superbe. Je ne crains plus les amours marmoréens. – Ou plutôt non
Si elle ne m’aime pas & elle ne m’aimera pas ! Je serai pour elle le Félicien de tout le monde, un bon garçon, facile à l’user, le souriant & aimable compagnon de débauche que tu connais, content de tout, bon estomac, bon pied, bon œil du cheveu, de la dent & se moquant des autres en commençant par lui-même.
Et nous rirons beaucoup.
Et le diable sera bien attrapé !
Je t’embrasse & ma vieille amitié te serre la main – cela doit te faire mal
Ton vrai
Fély
Détails
Support
3 feuillets, 8 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR