Numéro d'édition: 2988
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p22+8811/t5/p23
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
2024/12/26
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
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Quelques mots en courant, mon cher Karl, pour me soulager de tous mes ennuis, et pour que tu me répondes une de ces bonnes lettres toniques, comme tu sais en écrire, toi qui est (sic) un si vaillant méprisant.
J’enrage, et je m’en fiche en même temps : tous ces journaux catholiques m’accusent d’avoir fait : « une page anti-chrétienne » en dessinant Un enterrement au pays wallon. Du diable si j’y ai pensé ! Il est toujours vexant de ne pas sentir sa pensée comprise, et de ne pouvoir dessiner la face apoplectique d’un bon curé de province et quelques bonnes têtes de suiveurs d’enterrement, sans s’entendre accuser d’ « attaquer la religion », ou de saper les bases de la société et de la constitution que l’Europe nous envie. J’en ai assez de ces bégueuleries et, un de ces jours, je leur en montrerai d’autres. Voici la genèse de cette lithographie terrifiante sur laquelle on appelle les foudres de Dieu le père.
J’étais à Namur, ne sachant que faire. L’idée d’aller aux Fonds d’Arquet m’est venue. Tu ne connais pas les Fonds d’Arquet ? Une merveille ! Un éboulis de roches grises et jeunes, des orchidées « tout plein », et personne ! Les gens graves ne s’aventurent pas en pareil lieu ! Ils vont « au Casino » boire de la bière de Louvain ; les riches prennent une « bavaroise » ! Toutes les voluptés ! – Et les Fonds d’Arquet se trouvent là, tout près, à quatre pas de cette belle Porte de fer, que des crétins veulent, dit-on, démolir, pour faire un boulevard naturellement !
En chemin je rencontre un enterrement. J’ai toujours eu un faible pour les enterrements. On porte à bras, à Namur, et les porteurs ont des capes noires à collet jaune,
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légués par l’Espagne, qui font de belles notes sur les gris des routes. C’était un enterrement triste, celui-là ; c’est rare. Derrière le cercueil recouvert d’un drap riche, avec des têtes de mort, en vrai or, suivait un petit garçon blond, de ce blond fade né des cours de récréation sans air et des verbes copiés dix fois en punition d’un sourire. C’était lui, le pauvret, qui menanit [menait] le deuil, avec son petit nez rouge et de grosses larmes à travers les cils. À ses côtés, digne et protectant, ambulait un monsieur, le « mon oncle » ou le tuteur légal. En grand deuil aussi, le monsieur, ayant engraissé depuis lors, et ne mettant son habit que le jour du Te Deum de la fête des Rois, et pour aller à la redoute de M. le Gouverneur. Un gros curé goutteux, avec les bras tombant sur les boucles de ses souliers, deux prêtres psalmodiant, lugubrement grotesques, encore enluminés par la digestion dérangée, une bedeau avec de l’ouate dans les oreilles, deux membres mâle et femelle de quelque congrégation, un enfant de chœur et un chien, c’est tout. Au cimetière, en plus, le vieux fossoyeur « buveur de goutte » Tout cela bredouillant ne manquait pas de lugubre et de drôlerie sinistre, sous un ciel gris, et cependant avec des échappées de lumières plus lumineuses que les blancs bleus des surplis. L’enfant de chœur, pendant les derniers oremus, aspergeait le chien, et les porteurs buvaient le pequet de circonstance. Cela m’a plu. Je l’ai dessiné sur une grande pierre lithographique, et voilà.
Si on avait enterré M. le bourgmestre avec son claque et son habit brodé par le même ciel, et avec les mêmes gueules en surplis, il est probable que j’eusse tracé cet ensemble avec le même plaisir.
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