Numéro d'édition: 2997
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p142+8811/t5/p143+8811/t5/p144+8811/t5/p145+8811/t5/p146
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
2024/12/26
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
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Mon cher Monsieur,
Il y a deux mois que votre lettre me cherche dans toutes les dunes de la Zélande, à travers toutes les bourgades du Zuyderzée, sous le pont des koffs de pêche, et au beau milieu des Musicos ; elle vient enfin de me rattraper ici dans ce hameau perdu de la côte flamande. Il faut que cette lettre ait un flair de chien de chasse pour venir me retrouver à Knocke, où jamis, depuis vingt ans, un post-meester n’a mis les pieds. Je suis très franchement heureux que l’Enterrement au pays wallon vous ait plu ; votre bonne lettre est pour moi un bienveillant encouragement, et je vous avouerai que je suis toujours flatté au possible par les éloges des personnes dont le talent et le visage me sont sympathiques. Je crois que les vrais artistes comme les vrais écrivains travaillent surtout pour avoir l’approbation de quelques esprits avec lesquels ils se sentent en communion d’idées. Je vous assure que dans l’Enterrement rien n’est chargé. Je suis plutôt resté au-dessous de la lugubre vérité de la chose. Je ne sais, du reste, peindre qu’entièrement d’après nature. Je tâche tout bêtement et tout simplement de rendre ce que je sens avec mes nerfs et ce que je vois avec mes yeux ;
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c’est là toute ma théorie artistique, et je tâche de la mettre en pratique, ce que je trouve déjà diablement difficile pour moi.
Je n’ai pas encore de talent, j’en aurai peut-être à force de volonté et de patience. – J’ai encore un autre entêtement, c’est celui de vouloir peindre des scènes et des types de ce dix-neuvième siècle, que je trouve très curieux et très intéressant ; les femmes y sont aussi belles qu’à n’importe quelle époque, et les hommes sont toujours les mêmes : ce n’est pas la perruque de Louis XIV qui fait les comédies de Molière. De plus, l’amour des jouissances brutales, les préoccupations d’argent, les intérêts mesquins ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains le masque sinistre où « l’instinct de la perversité » dont parle Edgar Poe se lit en lettres majuscules ; tout cela me semble assez amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps.
Vous me demandez, mon cher monsieur, où l’on peut trouver mes œuvres préférées. Hélas ! je vous avouerai que, tout en ayant beaucoup dessiné, lithographié, aquaforté, mes pauvres œuvres sont allées je ne sais où, faisant du reste, très peu la fortune des éditeurs flamands et hollandais qui avaient eu la triste inspiration de vouloir me publier. C’est pour cela que je me suis résolu à aller demander à Paris l’adoption artistique ; je m’en trouve déjà mieux puisque quelques esprits distingués comme le vôtre ont bien voulu trouver bien ce que j’ai fait.
Ne croyez pas cependant que je me plaigne de mon peu
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de succès ; j’ai vingt-huit ans ; mes études universitaires m’ont pris du temps, et l’on n’arrive pas à condenser sa pensée lorsqu’on est au maillot. Je m’en console en pensant gravement que le chêne aussi a la croissance laborieuse, mais que les branches épaisses, alourdies, durcies par une sève patiente, résistent à tous les vents, que les pivots de fer de ses racines trouent les roches et pénètrent vigoureusement dans le tuf, impénétrable aux faibles ! C’est ainsi que mon propre orgueil verse du baume sur les blessures de mon amour-propre.
Si vous avez vécu à Bruges, dans cette vieille Venise du Nord qui n’est plus qu’un splendide tombeau, où les palais gothiques regardent tristement les nénuphars fleuris dans les bassins où cent navires venaient s’amarrer à la fois, où les vieilles femmes, laides et jaunes figures de [M]emling, rampent le long des quais déserts comme si elles étaient les pleureuses de ce grand passé, vous comprendrez, mon cher monsieur, le profond étonnement qui s’est emparé de moi lorsque je me suis trouvé face à face avec ce produit formidablement étrange qui s’appelle une « fille parisienne ». M. Prudhomme rencontrant au coin du boulevard la Vénus hottentote en costume national serait moins ébahi que je ne l’ai été devant cet incroyable composé de carton, de taffetas, de nerfs et de poudre de riz. Aussi, comme je les aime ! J’arrache au hasard deux ou trois feuillets de mon album pour vous montrer que je n’ai pas perdu mon temps là-bas. J’ai une centaine de « Rosière du diable », que je compte faire paraître cet hiver. Ne faites pas, je vous prie, grande attention à ces croquis, happés au passage et au
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galop, et disséminés dans les coins des salles de bal. Je remporte d’ici près de deux cent études flamandes et hollandaises. Je dessinerai avec le même bonheur les grands yeux maquillés des Parisiennes et la chair bénie et plantureuse de mes sœurs de Flandre. Je vous ferai voir mes « Zélandaises ». De l’alliance de l’Espagne et de la Flandre de ce mariage de la neige et du soleil est né l’un des plus beaux produits humains. Rubens le savait bien, lui ! Elles sont belles, simples ardentes ; elles ont une simplicité de mouvement d’une grande épique ; elles vous font venir à la pensée les paroles de Barbey d’Aurevilly : « L’épique est possible dans tous les sujets, qu’il chante le combat à coups de bâton d’un bouvier dans un cabaret, ou la rêverie d’une buandière battant son linge au bord du lavoir ! et cela sans avoir besoin de l’histoire, quand ce bouvier inconnu ne serait pas le Rob-Roy de Walter Scott, et cette buandière ignorée la Nausicaa du vieil Homère. Il ne s’agit que de frapper juste toute pierre, si salie qu’elle soit dans les ornières de la vie, pour en faire jaillir le feu sacré ; seulement, pour frapper ce coup juste, il faut la suprême adresse de l’instinct, qui est le génie, ou l’adresse de seconde main de l’expérience, qui est du talent plus ou moins cultivé. »
Ne pouvant avoir l’adresse du génie, nous tâcherons de nous mettre au second rang de ces esprits « frappeurs » ; mais, mon cher monsieur, que de lithographies, que de tableaux, que d’eaux-fortes, que de dessins il faudra faire, grands dieux !
À bientôt donc, et merci encore une fois pour vos bonnes paroles et la bonne pensée que vous avez eue de m’écrire. Nous
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nous retrouverons cet hiver à Paris, où je vais commencer mon chemin de la croix artistique. Si je pouvais ne tomber que trois fois !
Je vous serre la main bien cordialement.
Félicien Rops.
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