Numéro d'édition: 3004
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p220+8811/t5/p221+8811/t5/p222
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1879/01/08
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
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8 janvier 1879.
Je n’ai pas envoyé les billets tout de suite parce que je suis parti pour Brest avec Gouzien. (Ah ! mon cher ami, la Baie des trépassés en hiver ! et les Bretons !!!) Puis j’ai fait deux études féroces, tu en verras une à Bruxelles. Manet qui en a vue une a dit à Cadart que c’était de « toute première force ». C’est bon d’entendre dire cela par Manet qui « ne flatte pas les gens ». – Puis en revenant, - voilà de ces coups de Paris, - j’ai eu l’occasion de voir et de baiser les bas de soie noire à fleurs rouges d’une belle fille dont l’amant est à Monaco. Je l’ai mise nue comme une déesse, j’ai ganté de longs gants noirs ces belles mains longues que j’embrasse depuis trois ans, et là-dessus je l’ai coiffée d’un de ces grands Gainsboroughs en velours noir, orné d’or, qui donnent aux filles de notre époque la dignité insolente des femmes du dix-septième siècle ; et voilà ! ma Pornocratie est faite. Ce dessin me ravit. Je voudrais te faire voir cette belle fille nue, chaussée, gantée et coiffée de noir, soie, peau et velours, et, les yeux bandés, se promenant sur une frise de marbre rose, conduite par un cochon à « queue d’or » à travers un ciel bleu. Trois amours – les amours anciens – disparaissent en pleurant. C’est presque aussi grand comme dimensions que la Tentation. J’ai fait cela en quatre jours dans un salon de satin bleu, dans un appartement surchauffé, plein d’odeurs, où l’oppopanax et le cyclamen me donnaient une petite fièvre salutaire à la production et même à la reproduction. Je ne sais pas à qui je vendrai cela, mais cela m’est bien égal.
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Je serai, le 15 de ce mois, en possession de mon atelier de la rue Labie, à la porte Maillot. Malheureusement le locataire ne file pas encore, ce qui m’embête. Je te raconterai tout cela dans une prochaine lettre. Écris-moi un peu plus longuement.
Si je paie quelque chose pour toi pendant l’année, nous réglerons cela sur les billets courants. Si je t’engage à demeurer avec moi, c’est tout simplement, mon vieux, parce que nous pouvons avoir un luxe relatif que nous ne pourrions pas nous procurer séparément au même prix. Je le sais par expérience. La vie à deux, chauffage, domestique, location, coûte un tiers, et un bon tiers en moins. Je ne veux en rien infirmer ta volonté. Examine bien si cela te va ou si cela ne te va pas une bonne fois. Si tu ne restes pas ici pendant l’été, nous ne pouvons installer ton petit bazar à côté du mien qu’en août, au terme. Cela nous donnerait un peu de temps pour des meubles, je veux dire pour le déménagement. Tu prendrais une chambre dans une maison voisine pour un mois ou deux, en attendant le moment où Jack passerait et cela s’arrangerait au mieux. J’ai remarqué que dans la vie commune, il y avait – contrairement à ce que l’on croit généralement – un entraînement au travail énorme. On s’excite mutuellement et « à nos âges » on peut se donner de bons conseils. Je t’écrirai plus longuement et je te dirai mon opinion sur les noms de ton roman. Au premier chef Deguerrelass ne peut s’écrire que Deguerrelaze, sans cela il n’appartient à aucune langue. C’est un bon nom, écrit comme un nom méridional. Je suis heureux de ton appréciation de la Tentation. Je crois que c’est un bon dessin et je t’assure que je n’ai eu d’abord d’autre ambition que celle de laisser un souvenir à mes petits neveux du beau corps rayonnant de
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ma petite compagne de vie, de la chère mignonne qui a été et qui restera la plus aimée. A toi.
Fély
Remarque que j’écris oppopanax et non opoponax comme tous les beaux littérateurs. Oppopanax Pastinaca : ombellifères !) La botanique est bonne à quelque chose. Dire que cet encens est un panais ! Si les poètes le savaient ! Hein ! quel cuistre je fais !
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