Numéro d'édition: 3009
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p284+8811/t5/p285+8811/t5/p286
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1886/12/08
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
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8 décembre 1886.
Ah, ça, mon vieux, décidément tu ne veux pas donner signe de vie ! Passeras-tu l’hiver en Ardenne ? Songe qu’en admettant que ton livre soit destiné à paraître en mai, tu auras à la nouvelle année juste le temps de le faire paraître. Fais attention, mon vieux, et garde-toi de l’enlizement ! Aux Bons Cosaques, avant-hier, Maurice Bouchor me disait : « Au bout de trois mois la campagne devient improductive pour l’artiste. On n’a plus la vue. » C’est ce qui explique la stérilité de production de la province. Enfin je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire à ce sujet. Voilà huit mois que tu es là, et tu n’as pas gagné un rouge liard. Juge où tu vas ! Ton système serait bon si l’on avait douze cents ans à vivre et cinquante mille francs de rente. Voilà dix ans que tu n’as rien publié ! Dix ans ! une demi-vie ! Je respecte ton cas comme phénomène physiologique, mais je préférerais l’observer et le constater chez un autre que sur un vieil ami…
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Ici il y a le grouillement joli de la rentrée : dîners, théâtres, pièces nouvelles et livres nouveaux et revues à leur aurore. Pour apprécier Paris, deux mois de séjour en Belgique sont une parfaite préparation. Parmi les volumes frais éclos : le Calvaire de Mirbeau a fait grand tapage : un livre curieux et intéressant d’ailleurs, écrit avec une fougue et une violence rares. Nous avons eu la Renée Mauperin à l’Odéon : succès d’artiste, début d’une jeune fille qui sera, si le diable lui prête vie, une grande artiste : Melle Cerny, et nous attendons le Michel Pauper de Becque. Chez Haraucourt, devant « un public choisi », lecture de son livre Amis, un roman très remarquable, acheté par Charpentier et qui va paraître en mars. C’est très fort et très neuf. Je travaille au frontispice du livre de Dommartin, les notes d’un vagabond qui va paraître en mars, au plus tard. Uzanne déménage et va planter sa bibliothèque au-dessus du quai Voltaire dans un des plus jolis coins aériens de Paris. À la maison nous travaillons pour cette fin d’année. La ruche bourdonne, nous mettons le miel en rayons pour le sortir aux premiers soleils. On se porte bien. Cariès fait le buste de Clairette. On a institué un petit dîner du jeudi auquel il ne manque que toi. Allons, lâche les saboteurs et les sabotiers. Je te fournirai un logement, tu peux manger chez moi en attendant la fortune. Si ton roman n’est pas fini, il ne le sera jamais ! Pourquoi le serait-il plus dans six mois ? Et surtout n’y fourre pas trop de paysans ! C’est bien usé le paysan ! Si Millet revenait, il crèverait de faim comme pendant sa vie : cela n’intéresse plus, on a trop tiré sur la corde
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des champs, et c’est encore au boulevard des Italiens que l’on crée les meilleures maximes des agrestes ! Finis-en une bonne fois et crois-moi, le temps n’est plus aux machines fouillées et farfouillées. On vit trop vite ! Et le public qui achète des livres ne leur demande, ainsi qu’à la peinture, que des impressions rapides comme sa vie à lui. Cela c’est absolument la vérité et la vérité vraie. Il faut être de son temps avant tout, sous peine de n’être pas, et tout le monde sent cela, excepté toi. Tu vis dans l’hypnotisme d’un travail mal compris. Heureusement, j’espère encore en l’expérience qu’apporte toujours la mise en lumière d’un œuvre quelconque. Ce n’est pas que j’espère beaucoup, car il y a un cas pathologique, assez commun d’ailleurs, mais, si faible qu’elle soit, l’espérance existe. Je ne lis pas l’Illustration. As-tu envoyé quelque chose ? – Sapristi, mon vieux, tu t’es laissé déjà, par des entêtements enfantins, bien terriblement acculer par la vie ! Tu as dû sacrifier, à cet entêtement à ne pas produire, un intérieur et une femme. Vas-tu pousser la chose jusqu’à te sacrifier, toi, jusqu’aux bottes ! Tu me fais l’effet d’être hanté par un rêve de toqué, je t’assure. Songe sérieusement que nous entrons en 1887 et qu’en décembre 1884 tu me disais : « Mon roman va être fini dans deux mois au plus, je le lirai à Daudet et à Charpentier. C’est presque fini ! » Sacredié, tu es un terrible cas ! Ah ça ! pourquoi ne fais-tu pas un autre métier, puisque tu ne veux pas faire celui que tu as ! Celui de littérateur en expectative n’a pas cours, je t’assure ! Toujours, entièrement à toi, mon vieux.
Amitiés d’ici.
Félicien Rops
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