Numéro d'édition: 3010
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p288+8811/t5/p289+8811/t5/p290
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1887/02/01
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Page 288
1er février 1887.
Mon vieux,
Ne recevant rien le 31 janvier, j’ai vendu tout ce que je pouvais et je suis arrivé à réunir 70 francs en brocantant pour 300 francs de gravures. Que veux-tu que je te dise ? Si les autres étaient comme toi et eussent couvé leurs œufs de chefs-d’œuvre pendant quinze ans. Daudet serait encore à se dire : « J’ai un roman étonnant, Rissler aîné ! je le donnerai dans vingt ans. J’attends le moment. » Rien à dire ! Dans dix ans tu seras comme je te l’ai dit, conseiller communal à Chooz et tu auras l’estime littéraire du père Blachère. Cas pathologique, je te le répète, et rien autre chose. C’est très sérieux, ce que je dis là, et je crois que Daudet a raison à ton propos. Réfléchis, cela devient fantastique. Seulement, tu fournirais un type amusant à une nouvelle à la Maupassant : Le Littérateur en expectative. Il y a quelque chose à faire là-dessus. L’Illustration n’insérera pas tes Gilles de Binche, attendu qu’on se fout des Gilles ici ! La revue de Dumas ne paie plus. Elle a payé énormément. Soixante-dix mille francs aux littérateurs. Chiffre officiel ! mais elle a payé aux lièvres, pas aux tortues. Même quand les tortues ont du talent, tortues elles restent ! Et si les quinquets ont raison, cela n’empêche pas que l’on s’éclaire à l’électricité. Bourget, un lièvre, a un très gros succès
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avec André Cornélis. Quinze mille, achetés d’avance chez Lemerre. Mais ne te trompe pas ! on achète cela parce que Bourget ne quitte pas les salons, comme Daudet ! Ici on se fout des choses littéraires : – c’est ce qu’on appelle la « renaissance des lettres » ; – on se fout aussi d’ailleurs des choses de peinture ! La politique et la Bourse occupent tout, et le reste n’est que mode. On vend un roman quand on a un nom. Et ce nom, il faut l’avoir conquis par dix romans répétés coup sur coup. Voilà, tu en es à ton premier, l’autre étant oublié, et tu le retardes ! Tu t’embourbes de plus en plus chaque jour chez Blachère, et tu n’en sortiras pas parce que tu as tes couilles dans le dos au lieu de les avoir au cul, ce qui est la vraie place, crois-moi.
Du reste, encore un coup : quand on n’est pas sur place pour placer des articles aux revues, cela n’a pas de chance d’y être reçu. Las amis encombrent les bureaux et les plus malins y fourrent leur copie. Et c’est justice que ceux qui se remuent réussissent. Tu n’as qu’une chose à faire : envoyer ton livre à Lemerre lorsque tu l’auras retouché. Tu ne vivras pas avec tes nouvelles. Il y a trois cents bonshommes qui font des nouvelles dans trois cents endroits. Tu comprends que les gens qui sont à Chooz à faire « de la littérature » lorsqu’ici on fait « de la copie » ont chance de mourir là-bas dans un âge avancé et vierge de succès.
Du reste, je t’ai dit là-dessus tout ce qu’il y avait à dire. Je connais mon Paris actuel et tu me fais l’effet touchant d’un monsieur en casque, en haubert, avec une épée à la
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main, qui irait de l’avant vers un canon Krupp. Tu es le dernier des Don Quichotte, mais tu l’es avec héroïsme. Ne crois pas que ce soit pour les 70 francs que je te dis tout cela. Je ne tiens pas aux choses, même les plus curieuses, et j’ai vendu avec plaisir pour toi, mais tu ne te doutes pas de l’épique dans lequel tu erres. Et cela en admettant que ton roman soit le plus grand des chefs-d’œuvre. Cela dit, remets-toi sur tes œufs.
À toi, mon vieux, tu as une terrible cataracte !
À toi.
Fély
Note qu’il y a quatre ans que tu m’écris que tu vas me répondre. Quatre ans ! nous sommes en février 1887. Inutile de te dire, mon vieux, que si Masson prend ta nouvelle, il faut te faire expédier l’argent. Ce que je viens de faire est passé aux vieux comptes : donc effacé. Ne t’occupe plus de tes nouvelles et finis ta tapisserie pénélopienne. Fais ton livre, achève, malheureux, achève ! et ne songe pas surtout que tu donnes « ta vie » : tu donnes un roman, voilà tout ! Vois ce que t’ont rapporté tes nouvelles : pas de quoi fumer. Tu n’as pas idée comme c’est drôle tout cela. Il n’y a qu’à Chooz qu’on trouve un littérateur comme toi.
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