Numéro d'édition: 3011
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p312+8811/t5/p313+8811/t5/p314+8811/t5/p315
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1893/09/30
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
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30 Sept. 1893.
Nous sommes au 30. Tu as jusqu’au mercredi 4 octobre matin. Viens 1, place Boiëldieu, à 1 h. ½, avec le dessin si tu ne l’as pas vendu et avec les 350 fr. si tu as trouvé ton Pugno. J’ai besoin d’argent le 4 à 3 heures. Si Nys n’a pas d’amateur sous la main, je le passerai à Rebot qui en a un. N’y manque pas, je te prie, et aie grand soin du dessin surtout. Finis ton roman vite ; sans cela, mon vieux, sans exécution rapide il n’y a qu’à crever de faim à Paris. Ne compte que sur toi et encore défie-toi de toi-même. Tu es au fond très bohème comme goûts et comme faiblesse vis-à-vis de toi-même, sans avoir du bohème l’esprit de ressources et d’économie que possèdent tous ceux qui vivent au hasard et du hasard. Donc tu te coûtes cher, et cette absence d’esprit pratique fait que tu n’en sors jamais. Tu te coûtes plus cher que tu ne gagnes, d’om l’impossibilité d’arriver à l’équilibre. Tu t’emballes au premier carrefour que tu trouves, sans lire le poteau indicateur et sans savoir où tu vas, et tu aboutis à l’impasse. Tu ne fais que cela depuis vingt ans. C’est un stage de la vie artistique qui me paraît prolongé. Ta caractéristique que tu ne connais pas est, et a toujours été :
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l’emballement dans le faux et cela en y apportant, ce qui est très rare, un entêtement idéal ! Ce n’est que lorsque tu t’es crevé les naseaux contre le mur du fond de l’impasse que tu sens ton erreur ; alors tu tombes dans l’exagération contraire et au lieu de t’en prendre tout simplement à toi-même, tu maudis les amis, les femmes, le temps, etc., toutes choses qui ont toujours été comme elles sont, - au lieu d’en accuser ton œil qui te fait voir et juger faux, et te tromper de chemin, sans regarder le poteau. Ce que je te dis là, je le pense, et avec conviction. Il est donc temps, maintenant que la vieillesse chenue te touche du doigt, de voir, si tu veux finir dans un asile artistique quelconque, ou chez toi, les pieds sur d’honnêtes chenets, et même malhonnêtes si tu veux ! Tout vaut mieux que la vie que tu mènes depuis ton départ pour les Ardennes, où tu t’en allais finir en trois mois le fameux roman (l’œuvre !) qui est toujours sur le chantier, ce fameux chantier que tout artiste devrait commencer par brûler à fond, sans qu’il en reste une tuile, car ce n’est qu’un magasin à rêveries et à tromperies, où l’on empile les fausses espérances et les inhabiletés. Chaque fois que tu reprends, et je ne parle pas seulement pour toi, mais pour tous, et j’en reste à l’axiome, chaque fois que l’on reprend le projet tiré du fameux chantier, on recommence tout. Donc chantier inutile ! Daudet était un piqueur de notes à mettre sur chantier et toute son œuvre en pâtit. Zola qui exécute à l’instant sur ses notes prises dans le moment, dans le frais, dans l’impression immédiate, y gagne une force qui manque au Petit Chose. Quant à X…, ses couilles ne sont que des tétons qu’il porte bas. C’est une femme, et même une petite fille. Je ne peux m’empêcher, mon vieux,
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à cause de l’intérêt que je te porte, de le dire : Fais vite, fais vite, fais vite. C’est là ton salut en cette vie et en l’autre, comme dit l’Église.
À mercredi donc, à 1 heure et demie. Et surtout ne compte que sur toi, c’est la seule façon de sortir de tous ces chemins effondrés où tu t’enfiles incessamment. Ma lettre actuelle ressemble à toutes celles que j’ai écrites depuis dix ans. C’est que tu es toujours dans la même position et que mes lettres n’ont pas malheureusement à dire autre chose : Défie-toi de toi-même ! Pour qu’un homme reste stationnaire pendant dix ans, et dans quelles stations ! il faut qu’il ait en son organisation un défaut qu’il ferait bien d ‘étudier de près. Tu attribues cela à la pauvreté. Non, la pauvreté en est la conséquence. C’est bien différent ! Donc, mon vieux, vite, vite ! Songe à ce que tu te coûtes par journée littéraire. Il n’y a que cela : un compte de 2 et 2 = 4.
À toi, mon vieux, et bon courage, mais vite, sois vif, on se sauve de tout avec cela, mais, que veux-tu ? tu es le monsieur qui pipaille, sachant que cela lui fait mal, sans avoir le bout d’énergie qu’il faut pour casser sa pipe ! Casse-le moralement et physiquement et aie pour deux sous énergie. Fous tous les faiblotismes par la fenêtre. Il n’y a plus de place pour les faiblots en cette fin de siècle ! Ils ne sont que ridicules et n’inspirent plus rien du tout que le rire, ce que l’on ne doit jamais inspirer.
Autre chose. Dis-moi, à ton idée, ce que je dois demander par ligne à Béraldi. Ecris-moi un mot avant lundi. Tu recevras cette lettre au plus tard dimanche. Écris dimanche ou lundi au
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plus tard, rien que deux mots, cela ne te coûtera pas beaucoup, quelle que soit ton horreur d’écrire.
À bientôt, mon vieux. Amitiés de la maisonnée,
Fély
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