Numéro d'édition: 3015
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
8811/t5/p329+8811/t5/p330+8811/t5/p331
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1894/04/19
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Page 329
Paris, le 19 avril 1894.
Je te remercie, mon cher ami, de l’envoi des lettres à Élisa. L’étude sur Charles, de Potvin, donne des détails biographiques et bibliographiques très intéressantes, mais le brave Potvin parle trop peu des souffrances morales imposées à Charles, de ses luttes, de la jalousie étroite et bête des gens de petite ville, car notre sacré pays est dur aux littérateurs, et les gens préfèrent y acheter une bouteille de bonne année qu’un bon livre. C’est là-dessus qu’il fallait insister. Cela eût été utile. J’ai d’ailleurs des lettres de Charles qui peignent toutes les souffrances et les humiliations qui l’ont usé et l’avaient presque réduit à l’impuissance de créer, et je t’assure qu’un de ces jours je m’en servirai, et durement. Je n’ai pu m’en servir encore utilement dans le sens noble que je prête à ce mot, mais je n’ai pas la dent en ouate, et je saurai venger Charles d’une autre façon que l’a fait ce vieux ténor de Potvin, qui n’a, toute sa vie, été qu’un ménager de chèvre et de chou, et un timide fourré dans une casaque de militaire de 1830. Somme toute, il valait mieux que ce livre fût puisqu’il éclaire la vie littéraire de Charles. Au point de vue de sa gloire, le livre n’ajoute rien.
Page 330
Les lettres sont celles qu’écrit à la première grisette bourgeoise qui passe dans sa vie au mois de mai tout bon jeune homme doué comme littérateur et qui éprouve le besoin « d’épancher son âme » en sortant de la Vocale d’Ixelles (un bien bon nom de société par parenthèse). Elles sont vides, ces lettres, et l’âme tendre de ce vieux cocu pontifiant de Potvin devait s’y mirer. Charles qui n’était pas un tendre absolument, mais un tendreux, ce qui est différent, appartenait à une école et à un temps om la muse se personnifiait en des jeunes filles qui jouaient la Cloche du Monastère, et, de leurs fenêtres, jetaient, à l’insu de leur maman, de longs regards au poète aimé. Généralement elles épousaient des marchands de bière du bas de la ville, et le roman s’arrêtait là. Les phrases sur l’Egérie, adressées à Élisa, sont bien de ce garçon sentimental comme un œuf de pigeon et de son époque rêvasseuse et coucheuse de soleil, où les poètes voulaient absolument avoir des Égéries pour les pousser à faire des œuvres. Ils mettaient, ces braves enfants, des auréoles d’or et de diamants sur les têtes de bonnes petites demoiselles que cela gênait pour se coiffer les jours de zoologie et qui n’eussent pas été capables d’inspirer un vers de mirliton.
Nous avons tous passé par là ! Ce que nous avons embêté de petites oies en leur demandant de nous faire faire de grandes choses est incalculable. Nous eussions mieux fait de les prendre par les tétèts au lieu de les prendre par les sentiments : c’eût été plus rond. Dumas fils a trouvé la formule vraie de ces maladies morales qui ont accablé et affaibli notre génération.
« Les femmes inspirent de grandes choses et elles empêchent de les exécuter. »
Page 331
La première qualité d’une femme, c’est la bonté. La bonté peut avoir de jolies fesses. Dieu l’a même créée comme cela. Ces aphorismes sains devraient figurer en belles lettres d’or chez tous les artistes de bon sens et leurs œuvres s’en porteraient mieux. Flaubert a écrit et décrit lui-même cette éducation sentimentale. Il a fait un beau livre. Il a laissé aussi des lettres à une grue de taille qui s’en paraît bêtement. Il n’avait qu’une excuse, c’est que la belle dame avait la cuisse jolie et légère et qu’elle cocufiait jusqu’aux fontes tous ceux qui lui adressaient de belle littérature, ainsi que cela devait arriver. Voilà mon sentiment, mon vieux, en ces matières et sur le livre.
Ton vieux
Fély
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