Numéro d'édition: 3035
Lettre de Félicien Rops à [Roger Marx]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Roger Marx
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1887/10/21
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
8812/t6/p113+8812/t6/p114+8812/t6/p115
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1887/10/21
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Page 113
Sur le lac Ontario, 21 octobre 1887.
Voulez-vous que nous causions un brin, mon cher Roger Marx, comme si nous étions encore dans le pauvre petit atelier de la rue Grammont ? Je veux et je dois vous écrire depuis longtemps, car je me sens à votre endroit la conscience un peu bourrelée. Vous avez été des premiers parmi les quelques rares esprits qui ont bien voulu voir autre chose que « de la matière à esbaudir la bourgeoisie de notre temps » dans ce qu’on a bien voulu appeler là-bas « mon œuvre », et qui n’est qu’une œuvre de mépris, à une époque où il n’y a plus de méprisants. Vous avez toujours parlé de moi avec trop d’éloge et vous m’avez enfin dédié une de vos belles études sur le Salon, honneur que j’ai mis en compte de votre amitié et non l’acquit de mes tristes mérites, dont je sais l’inanité plus que personnes !
- Et depuis six mois je ne vous ai pas même envoyé un mot de remerciement, qui cependant était dans mon cœur et sur mes lèvres.
Que voulez-vous, il faudra bien que votre indulgence et très indulgente affection mette tout cela sur le compte de toutes sortes de folies que je sens parfois s’agiter en moi, avec des souffrance aussi ; celles de ne pouvoir trouver les formules nouvelles que je cherche en art, un Art que je vois, et que je ne peux rendre. Pour peindre les passions de notre temps, il faut trouver de nouveaux verbes ; pour
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parler, émouvoir l’âme des hommes d’aujourd’hui et les montrer à eux-mêmes, il faut des paroles qui n’ont pas servi et non des mots dont la verdeur et la vertu sont resté aux lèvres des anciens !
Et voilà pourquoi, à de certains moments et à des époques indéterminées, il faut que je parte ; comme les alouettes qui, au temps de la passe, se jettent la tête contre les barreaux de leur cage, je veux sortir de cet affreux et trop indispensable Paris. Il faut que j’aille loin, très loin, au hasard des steamers. C’est qu’aussi, mon cher Roger Marx, je sens toujours, comme je vous le disais naguères, vibrer en moi l’âme des Magyars, coureur de Püstas ; et que j’étais bien mieux fait pour galoper là-bas sous le brandebourg d’or, le long du Danube et de la Tizza, inutile comme un milan, que pour gratter des cuivres, inutiles encore plus ! Je ne suis jamais heureux que quand je vis ma vie, dans l’air, dans la lumière, près des simples, des rudimentaires. Me voici dans un coin perdu de la terre, à 200 lieues de New-York, au milieu de métis Indiens-Canadiens, qui m’aident à pêcher des « blues fishes » et à chasser des poules de prairies.
Quelles grandes, vraies et saintes joies ! Ajoutez que mes amis d’ici, quand l’envie leur prend, taillent une montagne et y jettent un chemin de fer en moins de temps qu’il ne faut à M. Coppée pour faire un sonnet.
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Et puis, vous le dirai-je, la peinture n’est plus guère, ce me semble, un art sérieux. C’est quelque chose qui tient de la broderie et relève de la machine à coudre ; c’est un métier que tout le monde peut apprendre en deux ans, une industrie comme une autre, que les femmes pourront très bien exercer, aussi bien que les messieurs du quartier Monceaux… »
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