Chroniques ropsiennes

De bière et d’encre

Le retour du printemps devrait amener les beaux jours dans son sillon. En attendant, nous vous proposons une petite plongée dans un nouveau focus houblonné aux notes ambrées.

Dans l’imaginaire collectif, l’association de la Belgique et de la bière va de soi. Historiquement, la boisson fermentée est arrivée dans le plat-pays durant l’Antiquité. La culture brassicole est une tradition ancestrale qui a évolué durant plusieurs siècles. Si au départ, ce sont surtout les moines qui détiennent une grande partie de la production de bière, dès le Moyen Âge, les brasseurs belges vont rapidement se professionnaliser.

La situation géographique de Namur, au confluent de la Meuse et de la Sambre, en fait un terreau idéal pour le brassage. L’une des plus anciennes artères de la ville est la rue des Brasseurs. Au Moyen Âge, elle s’appelait rue des Vifs en souvenir des survivants de l’épidémie de peste qui aurait frappé la région en 1349. Les brasseries présentes dans la rue auraient permis aux habitant.e.s de survivre. En effet, ces dernier.ière.s consommaient les bières produites par les dix-huit brasseries du quartier : l’eau de chauffe utilisée pour le brassage étant bouilli, le virus de la peste était ainsi détruit et l’eau devenait potable. À l’époque de Félicien, les habitants de Namur pouvaient consommer quatre types de bière : la Middel – une bière légère brassée en hiver pour être consommée en saison chaude –  proche de nos bières de saison actuelles ; la Tordu – une bière issue du lavage des résidus d’orge de brassage – semblable à une bière de table, faible en alcool ; la Houppe, une bière très houblonnée remise à l’honneur en 2013 par la Brasserie de Namur et la Vi Keute, une bière dite « forte cervoise » un peu aigrelette, le moût résultant du brassage était mis à bouillir durant 8 heures, ce qui permettait de concentrer les sucres et d’augmenter le taux d’alcool lors de la fermentation. Elle était brassée en mars et laissée à vieillir en fût durant un an ou deux. L’on sait que les brasseurs louaient les caves de la cathédrale Saint-Aubain, du palais de Justice et de divers édifices publics afin de maintenir au frais les précieux tonneaux.

Comme tous les Allemands Büch avait une âme de vrai musicien ; une fois par semaine il venait passer la soirée à la maison, avec un autre Allemand qui s’appelait Von Gelroth, également enlisé à Namur pour les mêmes raisons amoureuses & matrimoniales, et qui, comme le père Büch, également, jouait de tous les instruments. La soirée était simple : on faisait monter trois bouteilles de vieille bière de Namur : « del’vie Keute », – Büch vissait son basson, Von Gelroth sa flûte, mon père s’asseyait au piano « forte », et l’on jouait les airs du vieux Sébastien Bach, bien inconnu alors, et pour se reposer les Sonates de Steibelt
[…]
Pauvre père Büch ! quand je passerai par Namur, je boirai une pinte de vieille Keute, – si l’on en fait encore, car toutes les bonnes choses s’en vont, – à ta santé par de là la vie 

Pour lire l’entièreté de la lettre :  n° d’éd. 3555

En 1851, Rops s’inscrit à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles. Rapidement, ce ne sont pas les bancs facultaires que Félicien use mais plutôt ceux des estaminets. Les sociétés badines, bachiques et autres cénacles estudiantins trouvent grâce aux yeux de l’artiste. Encore inconnu du grand public, le Namurois est un comique espiègle qui tisse ses liens d’amitié autour de quelques bières et chanson ; des excès dont il gardera sa vie durant des crises de goutte qu’il immortalise dans des illustrations humoristiques[1]. C’est à cette époque qu’il fait la rencontre de l’écrivain Charles De Coster (1827-1879) membre d’un cercle littéraire bien connu : La Société des Joyeux[2]. Rapidement après son arrivée à l’université, Rops intègre cette dernière qui correspond parfaitement à l’esprit de la bohème bruxelloise qu’il affectionne. Il poursuit son « initiation » dans la science de la gaudriole en 1853[3], année de création d’un autre cénacle estudiantin bien connu dont les membres se font appeler les Loustics : Les Crocodiles[4]. Comme pour la plupart de ces sociétés, le lieu de réunion est un estaminet ou une taverne. Les Loustics se retrouvent dans un petit cabaret de la rue des Sols  « A la Vue de l’Université », que les hôtes de l’endroit débaptisèrent pour l’appeler « le Trou »[5]. Dans une lettre écrite à son ami Ernest Scaron à cette époque, Félicien laisse une charge légendée comme suit :

[fig. 1 Les Derniers Flamands. / Les Bourgeois / À NADAR – Félicien Rops.]
– Voyez vous Monsieur Coremans, Paris c’est une ville ousque c’est tous les jours fêtes de septembre… mais pas un bon verre de faro à trouver….. 

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1678

Le Faro est un type de bière sucrée qui appartient à la famille des lambics. Il s’agit donc d’une bière à fermentation spontanée[6]. Cette  bière traditionnelle belge est apparue dans la vallée de la Senne – au Sud-Ouest de Bruxelles dès le Moyen Âge.

À partir du début des années 1860, Rops commence à effectuer des allers-retours réguliers entre Bruxelles, Namur et Paris. Il ne manque jamais une occasion de parler de sa province natale :

J’étais à Namur, ne sachant que faire. L’idée d’aller aux Fonds d’Arquet m’est venue. Tu ne connais pas les Fonds d’Arquet ? Une merveille ! Un éboulis de roches grises et jeunes, des orchidées « tout plein », et personne ! Les gens graves ne s’aventurent pas en pareil lieu ! Ils vont « au Casino » boire de la bière de Louvain ; les riches prennent une « bavaroise » ! Toutes les voluptés !

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 0342

La Ville Lumière est un lieu fondamental pour Félicien qui y construit sa carrière dans le milieu de l’édition et de l’illustration. L’essentiel de son réseau professionnel s’y est développé. Si son acclimatation se déroulé bien, il n’en reste pas moins qu’il reconnaît quelques difficultés, surtout pour quelqu’un originaire du plat-pays :

Et de tous les peuples, le Belge est celui qui supporte le moins bien la vie pauvre de Paris. Ni son éducation, ni sa nourriture, ni sa nature ne s’en accomodent, et il finit le plus souvent, dans les morosités où cette vie le plonge, par repiquer des deux, vers le faro & le gigot natifs

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1546

Ces considérations sur la gastronomie belge sont évoquées dans deux autres lettres datant de 1889, adressées à son ami peintre Jean-François Taelemans (1851-1931) et à un destinataire inconnu[7].

Cafés, tavernes, estaminets, cabarets occupent une place importante dans la vie de Rops, tant professionnelle que sociale. Un lieu emblématique, à la fois phare et refuge pour l’artiste, se situe au confluent de la Meuse et de la Lesse. Il s’agit du petit village d’Anseremme et sa fameuse auberge « Au Repos des Artistes »[8]. Propriété d’Auguste Boussingault (1825-1897), elle était fréquentée par les membres du Royal Club Nautique de Sambre et Meuse comme Jules Trépagne (1841-1922), Armand Dandoy (1834-1898) et bien évidemment Rops. On y retrouve aussi le peintre Maurice Hagemans (1852-1917) ou encore le négociant en vins montois Edmond Carlier (1848-1913). L’Auberge est aussi l’épicentre, le lieu de rassemblement de la Colonie d’Anseremme. Jusqu’en 1888, les fidèles – peintres, sculpteurs, graveurs, poètes et journalistes – s’y rassembleront dans une communauté d’esprit, proche de celui de l’école de Barbizon[9].   Rops fréquente l’auberge de Boussingault entre 1874 et 1881, même si des dettes impayées ont quelque peu refroidies les relations de l’artiste avec Adèle, la fille d’Auguste, en 1877. Le Namurois en fait état à de nombreuses reprises dans sa correspondance, lui qui a pourtant laissé des peintures « Au Repos des artistes » et a contribué grandement, selon lui, à la renommée du lieu

Adèle te les remettras au fur & à mesure de ses besoins. Quand tu la verras Dimanche dis lui que je t’ai parlé de la chose, & surtout engage la à ne plus raconter à tout le monde ses affaires & à cesser ces jérémiades. – Nous avons fait sa maison, nous lui avons fait des peintures, elle n’a donc pas trop à se plaindre d’autant plus qu’elle sera payée rapidement jusqu’au dernier sol, naturellement

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 2681

Le houblon semble être un élément qui rappelle à l’artiste namurois ses racines belges puisqu’il en avait vraisemblablement planté dans le jardin de sa propriété de la Demi-Lune à Corbeil-Essonnes 

grand merci de tes jets de houblon. C’est délicieux & je vais en planter dans tous les coins de mon jardin, décidément. Puis tout ce qui vient du pays a une saveur particulière ! 

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 0280

Lors de son retour de Hongrie en 1879, Félicien adresse une lettre à son ami peintre et poète Théodore Hannon (1851-1916). Outre ses pérégrinations hongroises et la promesse de graver un frontispice pour son ami, on comprend pourquoi Rops « reste un Belge indécrottable » :

Jusques à quand restes-tu à Nieuport-Crombez ? Comment es-tu chez ce brave Prévost ? – Dis-moi le nom du mari de « Dox » ! Je l’ai oublié & j’en ai besoin. Le 15 j’espère être en Belgique. 5 frs – le vin à part – est on forcé de prendre du vin ? Peut on boire de la bière

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1929

[1] Félicien Rops, Ma Goutte, s.d, eau-forte, 38,7 x 27,7 cm. Coll. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Rops. Inv. PER E0319.1.CF

[2] Lors de sa fondation le 16 septembre 1847, Charles De Coster en prononce le discours inaugural dans « la chapelle privilégiée du Double Pot sous la protection de saint Faro et de sainte Lambick ». La Société des Joyeux était composée d’artistes plasticiens, d’écrivains, de journalistes et d’étudiants.

[3] Dans l’article « Souvenirs de la vie d’étudiants » paru le 5 octobre 1885  dans La Jeune Belgique (IV, n°9), Fritz Rotiers, un membre des Crocodiles parle d’une première réunion qui s’est tenue il y a 33 ans, ce qui situe la date de création du cercle entre la fin 1852 et le début 1853.

[4] Les Crocodiles étaient  un groupement d’étudiants hostiles à Napoléon III, fréquentant volontiers les exilés du 2 Décembre (date du coup d’État du 2 décembre 1851, perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte). A partir du 1er février 1853, ils font paraître Le Crocodile, feuille satirique démocrate soutenant, en matière sociale, des thèses radicales, voire socialistes.

[5]Le Trou était célèbre et était, selon Fritz Rotiers, un « cabaret célèbre, aux murailles couvertes de fresques par Félicien Rops, Napoléon Hiel et Louis Stache, que fréquentait assidûment, il y a quelques années encore, un groupe de joyeux escholiers, sans pouvoir lui rendre cependant sa splendeur ancienne ». op cit. note en bas de page 3, p. 485.

[6] La fermentation spontanée est aussi appelée fermentation sauvage ou naturelle. Contrairement aux autres types de fermentation, elle ne nécessite pas d’ajout de levure dans le moût. Cette technique de fermentation a été une des premières utilisées pour le brassage de la bière. La découverte du principe chimique de la fermentation est le fruit d’une intuition de Louis Pasteur (1822-1895) en 1857 lorsqu’il établit le rôle essentiel de la levure comme micro-organisme de la fermentation alcoolique. 

[7] « Quel dommage me disait deux peintres Bruxellois, après avoir vu « la Ville Bleue » que les Parisiens n’ont pas, comme nous, du Bon Sens ! – Mais bonnes Gens, c’est parce qu’il n’ont pas plus, de bon sens, que N. S. Jésus-Christ, qu’ils faut ces choses ! Et parce que les Belges en ont trop, qu’ils ne font rien d’extraordinaire. Chez eux c’est toujours : le plat du jour ! Un bon plat & un bon verre de Lambic. Tout ce qu’il faut pour vivre, deux & deux font quatre. Ici : deux & deux font vingt ! » : Lettre de Félicien Rops à [Eugène] [Demolder], Paris, 1 Place Boieldieu, 22 juillet 1889, www.ropslettres.be, n° d’éd. 1533. Voir aussi la lettre à François [Taelemans], Paris, 19 mai 1889, www.ropslettres.be, n° d’éd. 2375 et la lettre de à un inconnu, Corbeil-Essonenes, Demi-Lune, juin 1889, www.ropslettres.be, n° d’éd. 3397.

[8] « Découverte » en 1868 par l’écrivain et ami proche de Félicien Rops, Léon Dommartin en assura la renommée. Pour plus de détails, voir Véronique Leblanc, « Chroniques d’Anseremme », Rops au pays de Meuse. La quête de la sensation. Catalogue de l’exposition, 1er juillet – 18 septembre 2000, Musée Félicien Rops, Namur, 2000, p. 8 et suiv.  

[9] L’école de Barbizon est une colonie de peintres paysagistes dont certain pionniers sont des artistes de renom comme Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) ou Jean-François Millet (1814-1875).

Ma Goutte, s.d, eau-forte, 38,7 x 27,7 cm. Coll. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Rops, inv. PER E0319.1.CF
Almanach crocodilien, dédié aux étudiants belges, Bruxelles, Bibliothèque de la jeunesse musulmane, 1856. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. LI 001.1
Almanach crocodilien, dédié aux étudiants belges, Bruxelles, Bibliothèque de la jeunesse musulmane, 1856. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. LI 001.2
Garçon brasseur bruxellois, avec Zud-West, 1883, crayon, pastel et pointe sèche sur papier, 35 x 27,5 cm. Fondation Roi Baudouin, en dépôt au musée Rops, inv. FRB GD E0294
La cuisine de l’Auberge des Artistes à Anseremme, s.d., eau-forte et pointe sèche sur papier, 37,2 x 23,3 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops, inv. PER E0227.2.CF – APC 2836
Lettre de Félicien Rops à Théo [Hannon], Anseremme, 10 octobre 1875, www.ropslettres.be, n° d’éd. 1885, Archives et Musée de la Littérature, inv. ML/00026/0001a-1r

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