Au printemps dernier, une vente exceptionnelle de neuf lettres inédites de Rops, pour la plupart richement illustrées, avait lieu à Paris[1]. L’occasion de découvrir deux destinataires absents jusqu’alors dans le corpus de l’épistolier : les docteurs Hermant.
Si les informations quant à Ernest Hermant (? - ?) viennent encore à manquer, il n’en est pas de même pour son frère Émile Hermant (1835-1886). Dans sa correspondance, Rops lui-même lève en partie le voile sur l’une de ses « plus anciennes » et « plus chères amitiés »[2] . Ainsi écrit-il au lendemain de la disparition de son acolyte : « L’un de mes collectionneurs de Belgique, et le plus cher de tous peut être, était un de mes amis d’enfance : Émile Hermant médecin principal de l’armée Belge à Louvain. Plein de talents divers, fils de français d’ailleurs, il gravait lui-même fort joliment, et écrivait en belle langue des récits de ses voyages. […] Il avait été le compagnon joyeux de l’Université de Bruxelles, nous y avions potassé ensemble notre examen de Sciences ; je n’avais pas à me gêner avec ce copain des parties cassées d’antan, et même des parties octogones ! »[3].
Comme le souligne Rops, Émile Hermant est un homme pluriel. On le retrouve dans le milieu contemporain des arts et des lettres sous le pseudonyme d’Émile Thamner. Graveur à ses heures, il compte au nombre des amateurs que Rops initie à l’art de l’eau-forte. En 1875, deux de ses réalisations seront d’ailleurs publiées par la Société internationale des aquafortistes (1869-1877)[4].
Hermant exerce également une activité de critique dans les colonnes de diverses revues influentes de l’époque ; tel L’Art libre (1871-1872) ou L’Art universel (1873-1875). Visionnaire, c’est sous sa plume qu’apparaît pour la première fois en Belgique le terme « naturaliste », et ce au sein d’une série d’articles qui analysent la tendance neuve que revêt alors le réalisme en littérature[5]. Il soutient également Rops et ses camarades de la Société libre des Beaux-Arts (1868-c.1876) par le biais de comptes rendus d’expositions[6].
En 1872, Thamner publie un récit de voyage sous le titre de Six semaines dans l’Atlas[7]. Les premières pages relatent qu’en août 1869, Rops et lui ont séjourné quelques semaines ensemble à Paris avant que l’homme n’entame un périple vers Alger. L’artiste aurait alors demandé à son « Cher Émile » de lui conter son voyage à travers une correspondance soutenue. C’est à partir de celle-ci que l’ouvrage est conçu. Thamner le dédie « À mon ami Félicien Rops ».
La franche camaraderie qui unit les deux compères est perceptible à maintes reprises dans les lettres de Rops. Certaines dévoilent la part d’ombre du peintre-graveur et sa quête permanente d’un art « vrai », sans artifices : « Je comptais aller au camp te retrouver & profiter de ta bonne invitation, mais j’étais en bonne veine de travail & j’ai eu peur de me laisser aller à de nouvelles paresses. J’ai beaucoup travaillé depuis deux mois, toujours dans les mêmes données de sincérité absolue. Cela me conduit à des choses drôles mais sont-elles bonnes ? – Je voudrais arriver à faire de la belle & très forte peinture & je m’y applique le plus que je peux, mais justement à cause de la grande conscience que j’y mets, j’en suis arrivé à ne plus savoir si je fais bien ou mal »[8].
Leur profonde amitié est aussi l’occasion pour Rops d’ouvrir son cœur comme dans cette magnifique missive illustrée où, laissant véritablement exploser son talent littéraire, il s’épanche à propos d’un amour impossible :
« Je viens bavarder avec toi mon vieux compagnon de voyage aux pays bleus, toi qui comme moi, n’a souci que des Chimères ! – Ce sera peut être long, ou court, je ne sais pas, je vais aller au hasard laissant vagabonder mon crayon ou ma plume ainsi qu’il plaira à notre bariolée patronne la Sainte Fantaisie. – Il est dix heures du soir. Je suis seul dans le grand atelier qui ressemble à une vieille église, le vent, mon maëstro de prédilection, improvise pour moi dans les mélèzes de l’allée une étrange & vieille complainte (en ut mélèze,) pleine de demi-teintes automnales qui s’harmonise doucement avec ma pensée. – […] Ce soir mon vieux & mélancolique Thozée a pour moi des charmes infinis. – […] Et voilà maintenant sa tête blonde qui jaillit des fonds sombres de l’atelier ! oui mon cher vieux, j’en suis là, – et cela depuis trois mois ! – qu’y faire & que faire ? – C’était écrit ! Est-ce qu’on sait jamais du reste pourquoi l’on aime une femme ? – Je connais dix femmes aussi jolies qu’Elle & dont je m’inquiète comme d’un vieux gant ! – […]
Quand l’on songe que vous êtes trois millions d’imbéciles qui tripotaillez dans le corps humain depuis dix siècles & que vous n’êtes pas encore arrivé à guérir un homme brun d’une femme blonde ! Il n’y a donc pas moyen de trouver le chloroforme du cœur ? ? Fais-toi donc une spécialité des « affections du cœur ». – Je serai ta première cure. – Je t’assure que je suis un joli cas, – je ne me fais pas illusion va, je sens que c’est désespéré, je fais mon diagnostic & je compte mes pulsations comme un vieux docteur, – Doctor artis roseae, – Docteur en l’art des roses, comme on vous diplômait à Toulouse en vous donnant l’églantine d’or des Jeux Floraux, – au temps des Cours d’Amour.
C’est grave !
Et lorsqu’il s’agit d’une femme qui a les yeux couleur du Printemps & les lèvres de la Diane du Capitole, – c’est encore plus grave ! »[9].
[1] Vente « Drouot-Estimations » du 5 avril 2013, lots 206 à 214.
[2] Lettre de Félicien Rops à Eugène Rodrigues, Demi-Lune, 19/09/1892. Coll. Les Amis du musée Félicien Rops, en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, Amis RAM 136.
[3] Lettre de Félicien Rops à Monsieur Archbold, Paris, 14/01/1890. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Archives et Musée de la Littérature, ML 04483/0002.
[4] Au sujet des planches publiées et de cette société, voir : La Magie de l’encre. Félicien Rops et la Société internationale des aquafortistes (1869-1877), Namur, Musée Félicien Rops, du 7 octobre au 3 décembre 2000.
[5] Émile THAMNER [Émile Hermant], « Étude sur le roman contemporain », in : L’Art universel, 15 mars 1873. Pour plus d’informations à ce sujet, voir : Paul DELSEMME, « Thématique et techniques d’écritures dans le naturalisme belge de langue française », in : Le naturalisme dans les littératures de langues européennes, actes du colloque international tenu à l’Université de Nantes, 21-23 septembre 1982, Nantes, Université de Nantes, 1983, pp. 77-84.
[6] (E.) THAMNER [Émile Hermant], « Simples réflexions sur l’exposition du Cercle artistique », in : L’Art libre, 1er juin 1872, pp. 190-192. Émile THAMNER [Émile Hermant], « Exposition de peinture à Blankenberghe », in : L’Art libre, 15 août 1872, p.271. Au sujet de la Société libre des Beaux-Arts, voir : En nature. La Société libre des Beaux-Arts. D’Artan à Whistler. Namur, Musée Félicien Rops, du 1er juin au 1er septembre 2013.
[7] Émile THAMNER, Six semaines dans l’Atlas. Notes d’un touriste. Dijon - Avignon - Nîmes - Arles - Marseille - Alger - Fort - Napoléon - Oued - Sahel - Bougie - Mustapha, Blidah - Medeah - Chiffa, etc, Bruxelles - Leipsick - Nice, Muquardt, 1872.
[8] Lettre de Félicien Rops à Émile [Hermant], Thozée, s.d. Coll. Les Amis du musée Félicien Rops, en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, Amis 11/2.
[9]9 Lettre de Félicien Rops à Émile [Hermant], Thozée, s.d. Collection particulière, Musée des lettres et manuscrits, 39049.