L’amour de Félicien Rops à l’égard de la région mosane n’est plus à prouver. Les lettres de l’artiste regorgent d’allusions à ses merveilleuses escapades en canot et témoignent surtout de son investissement auprès du Royal Club nautique de Sambre & Meuse dont il fut l’instigateur en 1862 donnant ainsi lieu aux premières grandes régates namuroises.1 Mais la Meuse pour Rops c’est aussi le village d’Anseremme, situé non loin de Dinant, où il retrouve, dès la fin des années 1860, ses amis artistes et écrivains fédérés autour de la peinture de paysage et du Réalisme. L’abondante correspondance du peintre-graveur fait référence à maintes reprises au hameau et à sa fameuse auberge « Au repos des artistes ». Apte à mobiliser les énergies, Rops est de fait l’un des initiateurs de ce rassemblement d’artistes et littérateurs que l’on connaît sous le nom de « Colonie d’Anseremme ». Dans une missive qu’il adresse à son ami écrivain Henri Liesse,2 le Namurois se plaît même à rebaptiser l’auberge tenue par la famille Boussingault : « Au Rops des Artistes ».3 Les retrouvailles en bord de Meuse sont l’occasion pour Rops et ses compagnons de peindre d’après nature, sur le « motif », d’échanger dans un climat où, selon les mots de Camille Lemonnier4, [1] on vivait d’une vie de travail à la fois et de flânes voluptueuses, de baignades à la rivière, de joyeux dîners et de farces copieuses[5]. Dans le sillage de ce que l’on observe en France, c’est toute une génération d’artistes belges qui désormais quitte l’atelier, sort son chevalet, et se confronte à la nature pour appréhender de manière directe le réel. C’est ce qu’illustre, par exemple, la vision teintée de poésie d’un Henry de Groux[6] dans ces quelques lignes rédigées à l’intention de Rops : Je n’ai pas encore eu le temps de m’enfoncer dans les paysages, parce que je trouve des dessins à faire avec ces drôles de gens dans le plein air – vous verrez comme j’arrive à croquer vite les groupes. Mais quelle vie ! cette maison Boussingot c’est charmant et simple comme bonjour. (…) Je me lève à 7 heures, je décroche le bateau qui est à la disposition des artistes, et je pique ma tête dans la plus belle des baignoires – nous pourrons faire de jolies parties avec ce bateau et de bonnes baignades – Venez vite – Dimanche en huit, c’est la kermesse de Dinant. (…) je vous laisse pour aller décrocher mon bateau et aller dans l’île des saltimbanques. J’emporte avec moi deux chaises et mon carton pour faire un fusain immense[7].
Au fil de ses lettres, Rops relate lui aussi les occasions que lui offrent ses échappées mosanes de peindre, dessiner et graver d’après nature. Certaines missives se voient également rehaussées de croquis dressés sur le vif. D’autres encore, transcrivent avec bonheur l’atmosphère enjouée des retrouvailles en bord de Meuse de cette saisissante colonie d’artistes. Ainsi Rops écrit à son ami et collaborateur François Nys[8]: Ah tu nous a[s] manqué et tu as par contre rudement manqué le coche ! – Tu viens de passer loin de notre nid d’Anseremme les meilleurs huit jours de la Saison ! Vendredi Soirée dansante chez Bricart Dimanche id chez Bricart. Lundi – Bal des Artistes à l’hotel de ville d’Anseremme les Bains ! Avec illuminations, verres de couleur, drapeaux sapins, décors, boissons, buffet, suisse à la porte ! – Très chic !! et ébouriffant ! on t’a télégraphié, attendu & on était certain de ton arrivée puisque tu avais promis d’être Lundi ici ! C’est bête ! La fête a été décidée Lundi à 9 heures ½ du Matin, tout le monde s’est mis à l’œuvre avec un entrain du diable. J’avais retourné toutes les « mufleries » et entrainé mon monde, – C’est un de mes succès intimes ! – C’est le diable de faire bouger toutes ses épaisseurs à derme trop nourri ! (…) C’est trop bête, (…) tu es puni par ton absence à la plus abracadabrante partie que l’art moderne ait fait à Anseremme ! Et nous sommes punis aussi Vieille bête ! (…) Je ne vais pas à Jodoigne c’est bien trop loin d’Anseremme & il n’y a qu’ici qu’on s’amuse ! (…) Aujourdhui les adieux de tout cela dans le bain ! On part ! [10]
À partir des années 1880, Rops ne revient plus qu’occasionnellement à Anseremme. Cependant, en 1884, alors qu’il s’installe en bord de Seine à Corbeil-Essonnes, il évoque les rives mosanes : C’est la Meuse, c’est un Anseremme ce pays. Et quelle joie d’horizons ! Je me retrouve chez moi.
[1] A ce sujet, voir le catalogue de l’exposition : Reflets de Meuse. Félicien Rops, bon rameur du club nautique de Sambre & Meuse, présentée au Musée Félicien Rops, Province de Namur, du 29 juin au 31 octobre 2012. Un important corpus de lettres en lien avec cette problématique y est présenté.
[2] Henri Liesse (1849-1921). Romancier belge. Liesse est membre du premier comité de rédaction du journal belge L’Artiste (1875-1880). Il compte également au nombre des fondateurs de L’Art Libre, revue artistique et littéraire qui verra le jour à Bruxelles en 1871. Liesse est l’un des plus fidèles amis de Rops et fait partie de ses correspondants réguliers. Leur relation est attestée depuis 1872.
[3] Lettre de Félicien Rops à Henri Liesse. s.l.n.d. – Province de Namur, musée Félicien Rops, LEpr 16.
[4] Camille Lemonnier (1844-1913). Écrivain et critique d’art, acteur fondamental de la vie littéraire belge. Il atteint la notoriété en 1881 avec la publication de son roman Un mâle. Rops le rencontre à l’Université libre de Bruxelles. La correspondance que les deux hommes échangent est parmi les plus passionnantes. En 1873, Lemonnier fonde la revue L’Art Universel (1873-1875), puis, en 1876, L’Actualité (1876-1877). L’homme est aussi collaborateur à L’Artiste (1875-1880). Il est l’auteur d’une monographie consacrée à Rops : Félicien Rops. L’homme et l’artiste, Paris, Henri Floury, 1908.
[5] Camille Lemonnier, Félicien Rops. L’homme et l’artiste, Paris, Henri Floury, 1908, p.129.
[6] Henry de Groux (1866-1930). Peintre, lithographe, illustrateur et sculpteur belge, fils du peintre, dessinateur et graveur belge Charles de Groux (1825-1870). Élève à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles en 1882 et 1883, de Groux expose dès 1885 à L’Essor avant de devenir, l’année suivante, membre du groupe des XX d’où il est exclu en 1890 suite à une querelle à propos d’un tableau de van Gogh. Son œuvre la plus célèbre est le Christ aux outrages exposée à Bruxelles en 1890 et à Paris en 1892. Rops et de Groux partagent de nombreuses affinités dont une attirance pour la littérature et les milieux littéraires. En 1891, avec l’aide du graveur, de Groux s’installe à Paris. L’artiste est l’auteur de plusieurs projets littéraires laissés inaboutis, dont la rédaction d’un Journal, commencé en 1892, qui constitue un document essentiel dans le cadre de l’étude des écrits d’artistes.
[7] Lettre d’Henry de Groux à Félicien Rops. Anseremme, s.d. – Province de Namur, musée Félicien Rops, LEpr 237.
[8] François Nys (1839-19??). Imprimeur d’origine belge, fixé à Paris. Dans les années 1860, il travaille chez Auguste Delâtre (1822-1907), l’imprimeur le plus réputé d’Europe, où il côtoie les artistes de la Sociéte internationale des aquafortistes. C’est dans ce contexte que Rops fait sa connaissance et lui propose de devenir l’imprimeur de la Société internationale des aquafortistes de Bruxelles, que le peintre-graveur fonde en 1869. Nys accepte et revient s’installer durant quelques années en Belgique. De retour à Paris, dès les années 1880, il demeure le « pressier favori » de Rops et collabore avec lui jusqu’à la fin de sa carrière.
[9] L’Hôtel Bricart, tenu par Joseph et Sidonie Bricart, autre infrastructure où résident les artistes de la Colonie d’Anseremme.
[10] Lettre de Félicien Rops à François Nys, Anseremme, s.d. [c. septembre 1875]. – coll. Fédération Wallonie-Bruxelles, acquise grâce au soutien du Fonds Léon Courtin – Marcel Bouché, géré par la Fondation Roi Baudouin. En dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, APC 27194/17.
[11] Lettre de Félicien Rops à Henri Liesse. s.l.n.d. – Province de Namur, musée Félicien Rops, LEpr 79.