Chroniques ropsiennes

Félicien Rops en toutes lettres

Peintre et surtout graveur hors pair, l'artiste namurois de la fin du xIxe siècle a joui de son vivant d'une réputation considérable en Belgique comme en France. Mais il fut également reconnu comme un homme de lettres talentueux grâce à sa riche correspondance. Entre mots et images, son œuvre reste fascinante et inclassable.

Vous connaissiez peut-être Félicien Rops par ses gravures ou son penchant pour l'érotisme et le macabre.
La première chose qui vient à l'esprit lorsqu'on évoque cet artiste, c'est la Pornokratés ou encore la décadence baudelairienne de la seconde moitié du xixe siècle.
Ce qu'on sait moins, c'est que ce Namurois de renom a su se faire apprécier sur la scène parisienne grâce au monde du livre. Sa notoriété, il la doit principalement à l'illustration d'ouvrages recherchés comme les Épaves de Charles Baudelaire[1]. Cependant, le graveur s'est avéré être un épistolier de talent dont les lettres furent considérées comme des œuvres littéraires à part entière.

Né à Namur en 1833 d'une famille aisée, Félicien Rops se révèle vite être un personnage hors du commun.
Jeune homme charismatique bénéficiant d'une riche éducation, il se fait rapidement connaitre sur la scène bruxelloise et devient par la suite l'objet de l'admiration de l'élite littéraire parisienne. Entre art et lettres, le graveur voguera toujours entre les mouvements et évitera sans cesse les étiquettes. C'est par le monde de la littérature qu'il obtient ses premiers succès. En effet, il se fait un nom grâce à la revue qu'il fonde en collaboration avec Charles De Coster : l'Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires. Cette revue lui vaudra une réputation de caricaturiste politique et d'artiste subversif. Son talent est très vite repéré par la bohème parisienne et l'artiste finira par s'installer dans la ville lumière, où il commencera ses travaux les plus importants. C'est avec les éditeurs les plus connus de la scène parisienne que l'artiste collaborera pour illustrer des œuvres de Baudelaire, Mallarmé, Villiers de l'Isle Adam ou encore Barbey d'Aurevilly.
Outre le fait qu'il ait acquis une notoriété au travers du monde du livre, Rops s'est illustré dans l'art épistolaire avec une correspondance riche et complexe de pas moins de trois mille lettres. Cette correspondance dépasse toutes les frontières et vogue entre sphère publique et privée, entre fiction et réalité, entre objet littéraire et lettre factuelle.
Cette diversité s'explique par le caractère privé de la lettre qui échappe alors à tous les diktats imposés par le monde du livre. L'artiste a en effet toujours voulu être libre de toute contrainte, en art comme en littérature. Il considère que la création n'est pas issue du travail, mais d'un élan d'inspiration spontané :

En dehors des livres de philosophie et de méditation, les plus belles œuvres d'art du monde ont été « enlevées » dans la rapidité, dans l'envolée de la vibration. Et vivent les défauts surtout !! Les défauts en art, c'est la Vie, c'est la vibration [...] sans la retouche et la correction refroidissantes et inutiles à l'œuvre[2].

« Rapidité », « défauts », le propre de la lettre, qui souvent se pare de ratures, s'écrit sur le coin d'une table à la va-vite. Il n'est donc pas étonnant que Rops ait aimé utiliser ce médium.
Certaines de ses lettres sont des bijoux de littérature.
Camille Mauclair parle par exemple de « faculté littéraire[3] » pour évoquer le talent de l'artiste. Certains vont même jusqu'à collectionner ses missives, preuve de la valeur que l'on donne à cette corres-pondance. Rops est bien conscient de la qualité de sa plume et de la dimension littéraire de ses lettres.
Il écrira un jour à son ami Théodore Hannon « Garde ma lettre, j'en ferai un jour un article sur tout cela[4]», preuve du caractère public qu'il donnait lui-même à ces écrits. C'est sous la forme de lettres que seront publiés la plupart de ses textes et l'artiste ira même jusqu'à en diffuser dans des journaux afin d'exprimer ses idées littéraires et artistiques. Il souhaitera également procéder à la publication d'une partie de ses missives par le biais de deux projets littéraires qui n'aboutiront pas. Tout d'abord un journal qu'il désirait appeler les Feuilles volantes et dans lequel il voulait compiler une série de notes tirée de sa correspondance en l'enrichissant de croquis. Le second projet s'intitulait Mémoire pour nuire à l'histoire de mon temps. Rops se proposait d'y rassembler des lettres sur la critique d'art. Il écrit à son ami écrivain

Henri Liesse :

Tu as raison : il ne faut pas faire plusieurs métiers, je ne ferai jamais un livre mais je publierai sous le titre simple : Notes & croquis des « feuilles » de dessins & les notes écrites en marge des dessins. J'ai bien des notes & de drôles[5]!

Ces ouvrages ne verront pas le jour car le graveur est un homme impulsif qui accumule les projets sans en venir à bout. Leur esquisse a cependant donné lieu à des éditions récentes qui donnent un bon aperçu de son œuvre littéraire[6].

Même dans des lettres intimes adressées à des proches, la frontière entre fiction et réalité est floue.

Rops se met en scène, tantôt en faisant état d'une généalogie factice composée d'ancêtres hongrois et espagnols, tantôt en romançant sa naissance et sa jeunesse à Namur, comme lorsqu'il écrit :

J'ai été doué à mon berceau par beaucoup de très belles personnes qui exerçaient la profession de fées et qui avaient été invitées par ma mère à venir doter son fils d'une foule de dons variés. Mais la fée oubliée [...] se penchant sur mon berceau m'a dit : je ne peux t'enlever les cadeaux que ces dames viennent de te faire, mais je peux aussi te donner le mien : Toute ta vie, tu ne feras jamais ce que tu aimerais le mieux faire [7]!

Certaines missives regorgent d'inventivité. La lettre est vraiment, pour Rops, le lieu de toutes les libertés et il est parfois très difficile, pour les chercheurs, de séparer le vrai du faux. L'artiste affirme pourtant qu'il est incapable de se mettre en scène dans sa cor-respondance. Il dit se mettre à nu, alors même qu'il a détruit nombre de lettres intimes afin de conserver l'image de l'épistolier qu'il s'était forgée. Cela prouve que malgré le support privé dont il usait, son image restait mise en scène, calculée, afin d'aider sa carrière d'artiste et sa réputation publique.

Ce moyen lui permettait également de mêler mots et images (croquis, caricatures, esquisses), ce qui confère une dimension plastique à sa correspon-dance. Il faut dire que sur un support aussi malléable que la lettre, le mélange de l'écriture et du dessin a quelque chose de tentant pour un artiste. Lemonnier va même jusqu'à affirmer que la main du graveur est aussi la « belle main d'un écrivain dans sa fonction naturelle[8]. » Le mot et l'image ne sont pas totalement étrangers l'un à l'autre, ils peuvent se mêler et interagir sur le papier pour donner une expression sans pareille au discours de l'artiste.

Enfin, la liberté dont le graveur fait preuve dans ses écrits se traduit non seulement dans le fond mais également dans la forme. Entre néologismes et libertés syntaxiques, Rops use de tous les mécanismes rhétoriques afin d'afficher une écriture libérée qui s'appuie en réalité sur une très grande maîtrise.

Quant aux « eauxfortiers Belges » [...] ces messieurs ont essayé de me jouer un tas de petites fafarces maroliennes [...] Leurs noms ? [...] C'étaient Dillens - Kuytembrauwer
- un nom laryngicide ! - des Hollandais retraités - des podagres & des manchots en rupture de Ste Gertrude, qui se consolaient de leurs humeurs froides en pratiquant la hachure sexolosangiforme [...] Je vais ! Je suis venu ! Veni, vidi engueulavie[9]!

Félicien Rops est un artiste complexe sur lequel il est passionnant de se pencher. Son immense correspondance se révèle insaisissable et, comme tout travail de génie, refuse tout étiquetage. Elle a fait l'objet de nombreuses éditions partielles et certains chercheurs ont travaillé toute leur vie dans le but de la comprendre comme Maurice Kunel qui en avait entrepris une édition complète. Désormais, c'est le musée provincial Félicien Rops qui s'est attelé à la tâche : transcrire, numériser et éditer l'entièreté de la correspondance du graveur. Le projet est en cours, travail de titan, à l'image de cet artiste d'envergure.

Fanny Paquet

[1]Publié à Bruxelles en 1866, ce recueil réunissait les six pièces des Fleurs du Mal condamnées par les tribunaux français, ainsi que seize nouvelles.
[2] « Lettre à Henri Liesse »,
15 septembre 1886
(Archives et Musée de la littérature, ML3270/13).
[3] Camille MAUCLAiR, « Félicien Rops », Revue encyclopé-dique, 12 novembre 1898.
[4] « Lettre de Rops à Théodore
Hannon » (Centre général de documentation de l'Université catholique de Louvain, LLN Ori. 38-Chr. 174).
[5] « Lettre de Rops à Henry
Liesse » (Archives et Musée de la littérature, ML3270/33).
[6]Hélène VÉDRINE, « Lecture », postface à Félicien Rops, Mémoires pour nuire d l'histoire artistique de mon temps & autres feuilles volantes, Labor, 1998.
[7]« Lettre de Rops à Nadar », octobre 1890 (BNF).
[8]Camille LEMONNIER,
Félicien Rops, l'homme et l'artiste, Floury, 1908.
[9] « Lettre de Rops à Théodore
Hannon » (Archives et Musée de la littérature, ML 00026/0006).

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