Chroniques ropsiennes

J’avais fait la trouée dans l’hypocrisie de notre temps, voilà tout [1]

L’exposition temporaire qui se tient actuellement au musée Rops présente les sculptures et dessins d’Auguste Rodin et les créations de Félicien Rops. Les embrassements humains – le terme est utilisé par Rops dans une lettre retraçant sa rencontre avec Rodin –, sont le point de convergence entre l’univers du sculpteur et celui du peintre-graveur. Bien que procédant de techniques différentes, les œuvres des deux artistes témoignent d’une parenté dans la représentation du corps et de l’érotisme. Au sein du discours critique de l’époque, cette similitude dans la manière d’aborder le nu et les corps enlacés a généré de nombreux commentaires et d’aucuns n’ont pas hésité à présenter Rodin en tant que débiteur de l’œuvre de Rops. En 1890, Edmond de Goncourt relate ainsi dans son Journal : Rodenbach, ce soir, chez Mme Daudet, causait de la hantise, dans la cervelle de Rodin, des compositions érotiques de Rops. Il montrait le sculpteur, vivant quelques années dans l’intimité du graveur, dans la familiarité de ses œuvres les plus secrètes et s’en souvenant, s’en souvenant trop. Et il raconte qu’ayant un jour reproduit dans une statuette cette sphinge, cette femelle accroupie ayant l’air d’aboyer à la lune, une des créations les plus originales de Rops, il se défendit d’abord de se l’être rappelée, puis devant la reconnaissance de la chose par les uns et les autres, avoua un jour que c’était rentré chez lui, malgré lui, et qu’il n’avait pu s’empêcher de la reproduire[2].

Félicien Rops, Poisson rare, Non hic pi sci s ominium, 1876, héliogravure reprise à l’eau-forte et à la pointe sèche. Province de Namur, musée Félicien Rops, inv. PERE 422
Auguste Rodin, Le Succube, 1888, bronze. Paris, musée Rodin, inv. S.520, fonte intégrée aux collections du musée entre 1916 et 1919, © Christian Baraja

Ce lien entre l’œuvre de Rops et celle de Rodin apparaît au sein de la critique dès le milieu des années 1880 ; mais c’est surtout après l’exposition « Monet-Rodin », qui a lieu en 1889, qu’un parallèle est effectué entre les deux artistes. Le dépouillement de la correspondance de Rops a permis de mesurer la réception que fit l’épistolier de cette exposition. En juillet 1889, alors que Rodin est louangé par la critique, le peintregraveur écrit les lignes suivantes à Léon Dommartin : Le premier, & il fallait un certain courage pour le faire, j’ai soulevé sans vergogne le drap de lit qui cachait les héroïsmes des accouplements humains & les perversités modernes de la Chair,– on a hurlé au scandale, & j’ai vu le moment où mon buste serait placé à la porte du temple de la Pudeur, pour y être couvert de crachats.– Le sculpteur Rodin, en seconde main, & m’imitant d’une façon flagrante sculpte mes “ accouplements ” & cela passe maintenant sans protestations ! et c’est acclamé ! et par les gens qui me conspuaient il y a cinq ans ! J’avais fait la trouée dans l’hypocrisie de notre temps, voilà tout[3].

En réalité, Dommartin, qui est l’un des amis les plus intimes de Rops, s’avère être critique d’art et écrivain[4]. Rops poursuit sa lettre : Tu me ferais plaisir,– en parlant de la chose, de répéter ce que je t’écris ici à propos de Rodin, on le porte aux nues, comme un génie énorme, (et il a d’ailleurs beaucoup de talent) mais je t’assure qu’il en prend à son aise & que je suis dépouillé vif[5]. Les propos tenus par l’artiste au sein de cet échange privé sont d’une nature particulière : Rops apparaît soucieux de leur donner un destin public. Le véritable enjeu de la démarche qu’il poursuit ici apparaît quelques lignes plus loin : Tout cela n’ôte rien de la valeur de Rodin ni de ses “ accouplements ” en sculpture, mais je réclame le seul mérite du premier pionnier en far-west bizarre et naturalien[6]. Loin de vouloir déprécier le sculpteur, Rops se revendique dans cette missive comme étant à l’origine de la représentation moderne du corps et des « embrassements humains ». Il prend soin de se poser en tant que précurseur dans le domaine de la mise à nu de la nature.

Cette attitude de Rops face au succès que rencontrent les sculptures de Rodin s’observe encore dans d’autres lettres. Le discours de l’artiste montre bien qu’il se sent en communion d’esprit avec Rodin, il lui reconnaît même un génie énorme, seulement il se considère comme étant privé de la reconnaissance dont bénéficient injustement les représentations de corps nus du sculpteur. Quelques années plus tard, une missive adressée à Eugène Demolder[7] en témoigne encore. Cette lettre est rédigée dans le cadre de l’édition du livret Félicien Rops, Étude patronymique que Demolder consacre à l’artiste. Le peintre-graveur souhaite adjoindre au texte de l’étude une lettre qu’il présente comme étant de la main d’un tiers, celle de l’écrivain Henri Liesse[8]. Rops qualifie la missive de beaucoup trop élogieuse mais disant parfois des choses qui sont bonnes à dire : Rops fut l’inventeur incontesté, et le créateur de cette DemiNudité Moderne, qui depuis dix ans, remplit nos journaux illustrés, égaie nos carrefours, et se manifeste souvent jusque sur les murailles sacrées des Expositions officielles ! – Rops, dont les premières & effrontées nudités datent : – ne l’oublions pas pour sa gloire ! de 1865 !– fut le prédecesseur de tous ces beaux dévêtements, prédecesseur imité & suivi par toute une génération ! […] Le grand Rodin lui-même qui professe pour ce terrible dissecteur féminin la plus vive admiration, n’eut pas osé peut être montrer ses audacieux accouplements, s’il n’avait pas vu ceux, que Rops d’une main imperturbable faisait jaillir des planches géniales des Sataniques, dix ans avant les siens. Ils sont, au demeurant, de la même famille ces deux très grands artistes. Ils ont dans leurs œuvres hardies, avec des moyens de technie différents, le même sentiment de violence héroïque, le même souci du mouvement, la même dévotion à la nature […][9].

La lecture de ces quelques lignes traduit indubitablement le réel souci de Rops d’être perçu en tant que pionnier dans le domaine de la représentation moderne de la nudité.

[1] Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin. Paris, vendredi 19 juillet 1889. Paris, Fondation Custodia, 1972-A. 840. 

[2]  Edmond et Jules de Goncourt, [Ricatte, Robert éd.], Journal, tome 3, jeudi 15 mai 1890, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 426.

[3] Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin, op.cit.

[4] Léon Dommartin (1839-1919). Écrivain belge dont le pseudonyme est Jean d’Ardenne. Auteur des Notes d’un vagabond, paru en 1887 avec un frontispice de Rops. En 1865, Dommartin crée avec Armand Gouzien (1839-1892) et Villiers de l’Isle Adam (1838-1889) la Revue des Arts et des Lettres à laquelle Rops devait participer. Rédacteur à La Chronique de Bruxelles, Dommartin suivra la défaite française de Sedan en compagnie de Rops et du jeune Camille Lemonnier (1844-1913). Dommartin figure parmi les principaux correspondants de Rops.

[5] Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin. Paris, vendredi 19 juillet 1889. Paris, Fondation Custodia, 1972-A. 840.

[6] Id.

[7]  Eugène Demolder (1862-1919). Juriste et écrivain belge, lointain cousin de Rops du côté maternel, qui épousera la fille de l’artiste en 1895. Il est l’auteur d’une Étude patronymique sur Félicien Rops publiée dans la revue l’Art Moderne en 1892 qui sera reprise en volume en 1894. En 1901, Demolder a également abordé l’œuvre de Rops dans l’ouvrage : Trois contemporains : Henri de Braeckeleer, Constantin Meunier et Félicien Rops.

[8]  Henri Liesse (1849-1921). Romancier belge. Liesse fera partie du premier comité de rédaction du journal belge L’Artiste. Il comptera également au nombre des fondateurs de L’Art Libre, revue artistique et littéraire qui verra le jour à Bruxelles en 1871. Liesse est l’un des plus fidèles amis de Rops et fait partie de ses correspondants réguliers. Leur relation est attestée depuis 1872.

[9] Lettre de Félicien Rops à Eugène Demolder. s.l., s.d. [1893]. Collection Privée, Musée des lettres et manuscrits, BE003592.

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