L'histoire évolue parfois en zigzags. Le musée Rops va accueillir des caricatures de Napoléon, réalisées à une époque ou 1' Europe se déchaînait contre l'empereur. Mais la légende fit vite son chemin ; les vétérans, parmi lesquels 175 Namurois, recevaient fièrement la médaille de Sainte-Hélène au début de l'année 1858. C'est à ce moment que Napoléon III allait peser sur le destin d'un grand ami de Rops, Victor Hallaux, au nom d'une « offense envers l'empereur des Français ». Et c'est aussi le moment où Rops dessina et mit en vente fameuse Médaille de Waterloo : les Namurois ont pu l'acquérir au bureau du journal L'Eclaireur, au prix de 2 fr.75.
À Paris, le soir du 14 janvier 1858, alors que Napoléon III et l'impératrice Eugénie se rendent à l'Opéra, le révolutionnaire italien Felice Orsini et des comparses lancent trois bombes sur le cortège impérial. Si l'empereur est épargné, les bombes font cependant 12 morts et 156 blessés dans la foule. Orsini sera condamné à mort et guillotiné le 13 mars. L'attentat sera vivement condamné dans la presse française et européenne. Toutefois, trois journaux bruxellois, Le Crocodile, Le Drapeau et Le Prolétaire, oseront ne pas se mettre à l'unisson.
Paris en fut fâché au plus haut point, et y voyait un casus belli avec Bruxelles : les trois publications furent poursuivies à la demande du ministre de France à Bruxelles, conformément à la loi du 20 décembre 1852, relative à la répression des offenses envers les chefs des gouvernements étrangers[1]
L'auteur anonyme de l'article paru dans Le Crocodile[2] du 17 janvier n'était autre que Victor Hallaux. Alors qu'il n'avait jamais écrit que des articles culturels, il rédige là son premier papier politique. Quelques extraits nous donnent le ton :
« Quand on prépare son avènement par le gourdin et qu'on gouverne un peuple à la fourche, il est tout naturel que l'on froisse des milliers de gens, que l'on désole des provinces et que l'on réduise au désespoir des familles privées de leur chef sur la simple dénonciation d'un mouchard (21° al.) Quand le mouchard est devenu la base du gouvernement, quand l'espionnage est la seule garantie de sa stabilité, quand le père n'ose plus s'ouvrir au fils ni le fils au père, quand enfin un pays tout entier est soumis à un système de terreur, de défiance et de tyrannie sans cesse ni trêve, faut-il s'étonner que les fureurs rentrées et les rancunes sourdes et implacables se résument à un moment donné dans un de ces attentats qui sont toujours des crimes que nous déplorons comme tels, mais qui sont en définitive plus explicables et relativement plus légitimes que ces crimes monstrueux par leur immensité et leur audace, qu'on appelle coups d'état quand ce sont des crimes réussis (22° al.) Encore une fois, le hasard l'a fait échapper aux implacables vengeances qu'il a ameutées contre lui (26° al.) »
Ce qui se mit alors en marche fut terrible pour Hallaux. Lors de la visite à son domicile, l'imprimeur du Crocodile, Pierre-Armand Parys, a déclaré à l'officier de police chargé de rechercher le manuscrit, que Victor Hallaux en était l'auteur et cette affirmation fut confirmée par les ouvriers typographes.
Une visite domiciliaire eut donc lieu chez Hallaux, qui tâcha de modérer la portée de ses écrits. En vain car il y aura bien un procès: la cour de Bruxelles, par arrêt du 27 janvier 1858, le renvoie devant la cour d'assises de la province de Brabant.C'en est trop, Victor prend peur et s'enfuit à Londres.
La machine judiciaire se déchaîne : le 14 février, une ordonnance est publiée, à son de caisse et par huissier de la cour d'assises à la porte de la maison habitée en dernier lieu par le dit Hallaux (Montagne de l'Oratoire), à la porte du bourgmestre de Bruxelles, et à celle de l'auditoire de la cour d'assises: sommation est faite au sieur Hallaux de se présenter dans un délai de dix jours devant la cour d'assises du Brabant à défaut de quoi il sera déclaré rebelle à la loi et suspendu de l'exercice de ses droits de citoyen, et ses biens seront séquestrés pendant l'instruction de la contumace.L'arrêt de condamnation est affiché à un poteau par l'exécuteur des jugements criminel sur la Grand-Place de Bruxelles. Hallaux sera condamné par contumace à quinze mois d'emprisonnement et à 1000 francs d'amende.
Pauvre Victor, exilé à Londres où il survit à peine dans une misère noire, en faisant des commissions de portefaix : il reporte des lampes chez des lampistes, un panier sur l'épaule en poussant une petite charrette, écrit-il à Léon Marcq[3], un autre compagnon de Rops. Sa compagne, Joséphine, l'a rejoint, mais les jours où ils ont du pain sont jours de gala, tous leurs biens sont au Mont-de-Piété...
Fin novembre, il se résout à rentrer à Bruxelles où il est emprisonné. Il espère l'acquittement, s'enquiert des jurés, des possibilités d'amnistie car, écrit-il, « je suis de plus en plus sous les verrous et je m'y amuse de moins en moins »[4]. Le 27 décembre, la cour d'assises du Brabant le déclare coupable et le condamne à un emprisonnement de six mois et à une amende de 300 francs. L'arrêt de la cour a admis les circonstances atténuantes, eu égard au nombre restreint des exemplaires du Crocodile distribués (moins de 300) et au jeune âge du prévenu, qui avait 23 ans lors des faits.
Hallaux est ramené à la prison des Petits Carmes. Il y recevra une lettre de Félicien Rops, affectueusement narquois :
« J'irai te consoler bientôt - Il n'y a pas eu moyen d'assister à ta condamnation, sans cela tu conçois que je me serais passé cette petite jubilation. - Heureusement que la duchesse de Brabant est enceinte[5], j'ai fait cela moi-même afin que tu puisses être gracié dans 9 mois. - Les amis sont toujours là !
- Je te serre la patte. Réponds-moi donc une tartine sur l'amitié, tu as le temps, soigne ton style, tu écris toujours trop vite.
Quoique moqueur, Rops n'est pas resté indifférent lors de cette épreuve: il a aidé Joséphine à gagner Londres, selon le témoignage de Hallaux[6], et dans une lettre à Charles De Coster, Rops déclare : « je ne peux pas t'avancer d'argent - l'affaire Victor Hallaux m'a enlevé le peu d'argent dont je pouvais disposer personnellement après avoir payé mon atelier » (lettre non datée) .
Au bout du compte, cette première expérience de journalisme politique et ses conséquences ont mûri Victor Hallaux et l'ont confirmé dans ses choix: il sera journaliste professionnel. En 1864, il fondera son propre journal, La Chronique.
[1] « Article 1. Quiconque, par des écrits, des imprimés, des images ou emblèmes quelconques, qui auront été affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public, se sera rendu coupable d'offense envers la personne des souverains ou chefs des gouvernements étrangers, ou aura méchamment attaqué leur autorité, sera puni d'un emprisonnement de trois mois à deux ans et d'une amende de cent francs à deux mille francs. » (Moniteur belge, 21.12.1852). Cette loi demeura en vigueur jusqu'au 5 mars 2005.
[2] Journal d'étudiants rédigé à l'Université de Bruxelles, dont le premier numéro parut le 1er février 1853. Réunissant des collaborateurs de talent, dont Rops et Hallaux, ce journal satirique connut une réussite spectaculaire avec le plus gros tirage de la presse hebdomadaire belge en décembre 1853. Il prit d'emblée pour cible Napoléon III et quelques autres régimes autoritaires.
[3] Lettre à Léon Marcq du 2 août 1858.
[4] Lettre à Tobie Vander Meylen, 8 décembre 1858.
[5] Marie-Henriette, duchesse de Brabant, donnera naissance à un fils, Léopold, le 12 juin 1859.
[6] Lettre à Léon Marcq du 2 août 1858.