Chroniques ropsiennes

La modernité du crayon

Le dessin occupe une place significative dans l'œuvre de Félicien Rops. Cette facette de-metre cependant l'une des moins étudiées de la carrière de l'artiste[1]. Tout comme dans le registre de la gravure, Rops a fait du médium un lieu d'explorations techniques poussées. L'artiste pratique le dessin en « alchimiste » : crayons de cou-leurs, pastel, gouache, pierre noire, aqua-relle... se combinent à l'envi dans un souci d'innovation et dans la quête d'un procédé unique qui donnera le fini voulu à ses réa-lisations. Les recherches que mène Rops dans ce domaine prennent une place centrale dans la correspondance qu'il échange avec son ami et collectionneur Maurice Bonvoisin (1849-1912)[2]. Le carnet nommé Omniana artistique[3] où il consigne, entre 1873 et 1894, ses techniques de gravure et de dessin expose également en d'infinis détails les différentes investigations qu'il mène sur le médium› Au cours des années 1870, Rops multiplie les recherches et essais techniques autour du dessin en couleur. Dans une lettre adressée à Bonvoisin, l'artiste, synthétise les quatre procédés qu'il utilise :
« 1° Dessin ébauché à l'aquarelle retouché au pastel non fixé - car tout fixatif altère les couleurs plus ou moins & assombrit, ce sont ceux qui sont les plus délicats de ton & qui ont le plus de succès. C'est une chose très fine que le pastel. [...]
2° Dessin ébauché à l'aquarellé & fait aux crayons noirs ordinaires & aux crayons de couleur inaltérables dans le genre des crayons bleus du télégraphe ou des crayons bleus & rouges qu' emploient les commerçants. Très amusant procédé dont on obtient des effets spéciaux & de jolies colorations. - inaltérable à peu près sans fixatif mais moins frais & moins beau que le premier.
3° Dessin fait au crayon & rehaussé de pastel sur le crayon fixé. Le pastel fixé après. Bien mais beaucoup plus sombre comme ton que le pastel non fixé. (inaltérable).
4° Crayon noir ordinaire rehaussé par parties d'aquarelle & de pastel non fixé. Procédé intéressant mais donnant par le noir beaucoup plus l'impression du crayon. Altérable »[4].

Félicien Rops, I'Huissier de la Saisie (détail), croquis, 1877, aquarelle et pastel. Coll Bryan & Judy Kleckner

Les recherches conduites par Rops relèvent alors de l'actualité artistique la plus contemporaine puisque le dessin en couleur s'inscrit chez lui dans le sillage de l'impressionnisme de Manet et de Degas. C'est ce qu'illustre, entre autres, cette missive au sein de laquelle l'artiste évoque une œuvre comme L'Attrapades[5] :
« Beaucoup de choses ne sont pas finies & je dois y retravailler mais c'ést justement ces duretés de colorations que je veux & que jamais je ne retoucherai ni aux rouges pareils à peu près du bas en haut & aux marches de l'escalier. J'ai fait cela en hiver en pleine lumière de gaz [éclairage artificiel] & c'est parce que l'on fait toujours des choses de convention, comme tons fuyants que j'ai voulu cela.
Je ne veux pas savoir si, cela fait bien ou mal. Tu comprends que rien n'est facile comme de faire filer un escalier en dégradant ou à atténuer un ton. J'étais de la partie au Moulin vert (pnès de l'acclimatation) restaurant mystérieux où l'hiver on fait clandestinement de fortes noces. & j'ai vu cela. Le lendemain j'y suis retourné avec un modèle & une boîte à aquarelle. J'ai encore dans l'œil la violence des tonalités. Il faut sortir de toutes ces rengaines de convention en deux mots jamais faire un bleu ou un rouge sous le gaz. Et quand on le fait on le fait avec des ombres portées & une lumière jaune ! Il n'y a qu'un seul moyen de faire le gaz & c'est l'opinion de Duez[6] , Manet, de Gas [Degas][7] tous les jeunes qui veulent sortir de la routine des effets vus. Quand je vois un bleu cru je le fais cru & cette crudité comme le disait très bien Baudelaire est psychologique & caractérise l'époque, & la race que l'on peint. - Je voyais la justesse de cela en voyant l'autre jour un Degas où des femmes en jaune à l'entrée d'un bal du monde faisaient ces taches aiguës qui indiquent la bêtise bourgeoise s'étalant dans un luxe criard. Il faut oser ces choses qui blesseront les gens habitués aux moyens ordinaires & "à ce qui doit être ainsi" »[8].

Félicien Rops, L'Attrapade (ou L'Attrapage), 1877, huile sur carton sur esquisse aux crayons gras de couleurs. Musée Félicien Rops (Pro-vince de Namur) .

Rops tire donc des réalisations de Degas, un enseignement sur la manière de vendre, par les couleurs et la lumière, les physionomies de son temps. Dans sa recherche constante de modernité, l'artiste prône un usage peu conventionnel de la couleur, une coloration neuve afin de « caractériser l'époque » qu'il peint. Dans son Omniana artistique, Rops indiquait vouloir parvenir en dessin « à la simplicité, à la grandeur, au caractère sans rien perdre de la couleur & de l'intensité »[9]. Réalisées vers 187, des créations comme L'Attrapade, La Saisie ou encore Le Scandale y souscrivent.
Mais le souci d'innovation chez l'artiste est constant et au cours des années suivantes, il se plaît encore à imaginer de nouveaux procédés.
Cependant, en 1892, Rops en proie au temps qui passe remarque : « Il est temps, encore de faire « une œuvre » ! Assez de préoccupations « techniques » !! Battons-nous enfin ! L'action ! [...] L'action !!! »[10].

[1] Au sujet du dessin chez Rops voir : Draguet Michel, Le Cabinet des dessins de Félicien Rops, Paris, Flammarion, 1998 et Bonnier Bernadette, Draguet Michel, Leblanc Véronique, Cent légers croquis sans prétention pour réjouir les honnêtes gens, Namur, Service de la Culture de la Province de Namur, 1998.

[2] Maufice Bonvoisin, dit Mars (1849-1912). Dessinateur et aquafortiste belge. Fils ainé d'un industriel du textile verviétois, Maurice Bonvoisin mènera de front jusqu'à ,l'âge de 32 ans les affaires et son goût pour le dessin. Il publie 'ses premières caricatures en 1872 dans Le Monde comique et collabore un an plus tard au Journal amusant avant d'ajouter son pseudonyme, Mars, au Charivari. Il s'installe à Paris en 1881 et connait une réputation internatio-nale. Bonvoisin est l'un des collectionneurs les plus importants de Rops.

[3] Ce carnet est conservé à la réserve précieuse de la Bibliothèque nationale de France à Paris, sous la cote : Xb.391.d.rés.In 4°. Il en existe une édition imprimée établie par André Guyaux: Félicien Rops, « Omniana artistique. Notes », in: Le Livre & l'estampe, texte établi et présenté par André Guyaux, t. XXVIII, 1982, n° 109-110, 1982, pp.7-87.

[4] Lettre de Félicien Rops à Maurice Bonvoisin. Paris, 14 mai 1877. - Paris, Collection privée.

[5] Rops a réalisé trois études et deux grandes aquarelles de L'Attrapade. Le thème est celui d'une dispute entre deux femmes de la haute société parisienne.
En 2009, le musée Rops a complété sa collection par l'acquisition de l'étude' à huile sur carton de l'œuvre.

[6] Ernest Ange Duez (1843-1896). Peintre, illustrateur, pastelliste et aquarelliste français. Grand admirateur d'Édouard Manet (1832-1883) .

[7] Hilaire Germain Edgar de Gas (1834-1917), dit Edgar Degas.

[8] Lettre de Félicien Rops à Maurice Bonvoisin. Paris, 29 novembre 1877. - Paris, Collection privée.

[9] Omniana artistique. Notes, op: cit.. p.61.

[10] Omniana artistique. Notes, op. cit., p. 81

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