Chroniques ropsiennes

Le Scandale « Ce dessin tout spécial & d’une époque de transition »

Le musée consacre actuellement une exposition à Maurice de Bonvoisin (1849- 1912) qui fut illustrateur de presse sous le pseudonyme de Mars et l’un des amateurs les plus importants de Rops[1] . À cette occasion, plusieurs œuvres vendues par ce « collectionneur-marchand » sont mises à l’honneur dans nos salles. Parmi elles, Le Scandale, aujourd’hui conservé à la Galerie Arwas à Londres, une œuvre particulière au vu de l’ensemble de la production de l’artiste. La correspondance adressée à Bonvoisin permet d’entrer dans les coulisses de la réalisation de ce dessin en couleur que Rops qualifiait lui-même de « dessin tout spécial » et d’en comprendre les enjeux esthétiques. « Le dessin du Scandale est bien curieux et le seul que j’aie fait dans ces colorations là. Je suis certain qu’il va t’étonner à cause de son étrangeté[2] . », écrivait Rops à Bonvoisin en 1879.

La première mention du Scandale remonte au 7 août 1877. Rops écrit alors à Bonvoisin : « Je t’envoie un bout de gouache – vernie au vernis copal – tu vois que quoique sur papier si on veut, ce procédé a tout le charme & le brillant de l’huile. C’est plus solide que l’aquarelle & sans la prétention du tableau à l’huile. J’ai esquissé “le récit du scandale“ par ce procédé quatre vieilles femmes se racontant dans une vieille chambre flamande à tapisserie rouge “ la bonne petite nouvelle scandaleuse“. Costumes hollando-flamands[3] . »

La description épistolaire de cette première esquisse révèle d’une part, les nouvelles explorations techniques dont Le Scandale fait l’objet et indique d’autre part le caractère traditionnel du sujet. Rops y met en scène quelques « vieilles hollandaises », à l’instar de L’Experte en dentelles (1873) et la Tête de vieille Anversoise (1873), inscrivant ainsi son œuvre dans la tradition de la peinture flamande et hollandaise du 17ème siècle prisée par les artistes belges pour forger leur identité nationale. Les costumes traditionnels, l’agencement de personnages en pleine discussion autour d’une table, la grande fenêtre à l’arrière plan ne sont pas sans rappeler certains portraits de groupe de Rembrandt ou Hals[4]

Félicien Rops, Le Scandale, 1877-79, aquarelle,
26,5 x 34,5 cm. Coll. Arwas Archives

Ralenti par la réalisation du frontispice pour les Œuvres complètes (1876) d’Alfred de Musset, Rops reprendra la réalisation du Scandale quelques mois plus tard. Le premier jour de 1878, il précise : « Je veux retoucher un personnage & le petit fond du Scandale. […] C’est en couleur, sur papier Pelée cela donne des tons spéciaux fort doux & des travaux intéressants[5] . » Rops évoquera son œuvre au moins sept fois dans ses lettres, entre le 1er janvier 1878 et fin avril 1879. Il finalise quand même Le Scandale le 27 avril 1879, date d’envoi de l’œuvre à Mars. Il lui écrit alors :

« Il ne me reste qu’une tête à modeler, et le dessin est fait. Est-ce bon ? est-ce mauvais ? – C’est un dessin qui n’aura pas son pendant parce que je suis en pleine transition, et celui que je ferai demain ne sera pas celui là, ce sera autre chose. C’est drôle ! Ce dessin fini – me paraît sec et plein d’air – deux choses opposées !!! Dans tous les cas, je l’ai recommencé deux fois, s’il ne te plaît pas, je t’en ferai pour fin mai un autre. Je ne peux le juger & je ne le montre à personne, il me semble qu’on ne comprendra pas ce que j’ai voulu faire. Si tu ne prends pas ce dessin, je voudrais le garder pour moi parce que je sais ce que j’ai voulu faire, – et cela me plaît . »[6]

On perçoit dans cette dernière missive à quel point Le Scandale s’inscrit au cœur d’une période de transition axée sur l’élaboration d’un nouveau procédé résolument « moderne » et « pictural » mêlant aquarelle, crayon et pastel[7] . On retrouve cette quête dans d’autres dessins réalisés à la même période tels que Pornocratès (1878), La Saisie (1878) et la série des Cents légers croquis (1878-1881). Dans ce contexte, la référence iconographique à la grande peinture flamande qui caractérise Le Scandale n’est peut-être pas anodine. On peut en effet se demander si elle ne participe pas à la volonté de l’artiste de démontrer que le dessin peut rivaliser avec la grande peinture.

La « curiosité » du Scandale soulignée par Rops réside donc dans son positionnement inédit entre tradition picturale flamande et expérimentations techniques. Armand Silvestre, le critique d’art de La Vie moderne, avait sans doute cerné cette association étonnante lorsqu’il déclare devant l’œuvre: « c’est un gothique avec la lumière & l’accent moderne[8] . » Rops avait déjà utilisé une expression similaire en qualifiant son œuvre de « gothique moderne avec de la lumière[9] . »

Ce point de vue n’échappe pas à Eugène Ramiro, qui en 1897 dans la préface d’un catalogue de vente publique, voit dans Le Scandale – « la perle de la collection » – l’œuvre parfaite à accrocher aux cimaises d’un musée belge. Ainsi, après en avoir décrit le sujet et souligné la maîtrise des couleurs par l’artiste, il écrit : « Nous souhaitons vivement qu’un de nos musées s’en emparât. Jamais occasion meilleure ne se présentera de saisir au passage une œuvre irréprochable de Félicien Rops et capable de plaire à tous les publics. »[10] Si le souhait de Ramiro avait été exaucé, Le Scandale[11] de Rops – ce « dessin tout spécial » – aurait ainsi pu côtoyer, du vivant de l’artiste, les peintures des maîtres du 17ème siècle…

E. Berger & C. Massin

Félicien Rops, Le Scandale avec gravure en marge, 1895
gravure en couleurs au repérage par A. Bertrand, 27,5 x 35 cm.
Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. G E0854.1

[1] À ce sujet, voir le catalogue : BERGER E., CARPIAUX V. DE BONVOISIN H., MASSIN C. et TILLIER B., Mars (1849- 1912), dessinateur & collectionneur de Rops, Province de Namur, musée Rops, du 7 mars au 17 mai 2020.
[2] Lettre à Maurice [Bonvoisin], Paris, 23 avril 1879. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3146.
[3]Lettre à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [7 août 1877]. www.ropslettres.be, n° d’éd. 1435.
[4] Didier Prioul a comparé Le Scandale au Banquet des officiers de la garde civile de Saint-Adrien, Haarlem (c. 1627) de Frans Hals. Voir : BONNIER B. LEBLANC V. et al., Félicien Rops. Rops suis, aultre ne veulx être, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 108
[5] Lettre à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [2 janvier 1878]. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3101.
[6]Lettre à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [27 avril 1879]. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3148.
[7] CARPIAUX V., « "A l’œuvre !" Félicien Rops ou la modernité à l’épreuve du dessin » in Félicien Rops (1833-1898) : « Rops suis, vertueux ne puis, hypocrite ne daigne », ouvrage collectif sous la coord. du musée Rops, Paris, Somogy, 2017, pp. 146-156 ; DRAGUET M., Rops. Le cabinet des dessins, Paris, musée Galerie de la Seita, 20 octobre - 13 décembre 1998, Flammarion, Paris.
[8] Lettre à Maurice [Bonvoisin], Paris, 1er mai 1879. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3152.
[9] Lettre à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [27 avril 1879]. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3148.
[10]RODRIGUES E. [RAMIRO E.] (préf.), Catalogue des œuvres de Félicien Rops, eaux-fortes, frontispices, illustrations, aquarelles et dessins... composant la collection de M. T*** [Auguste Tricaud], Vente des 5 et 6 avril 1897 à l’Hôtel Drouot. Paris, Imprimerie Maulde et Renou, 1897, p. 12.
[11]Le Scandale sera finalement acquis par l’égyptologue britannique Lord Carnavon.

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