Chroniques ropsiennes

Pornocratès, la création d’un mythe ou un mythe de création

Le site www.ropslettres.be enrichit encore son chiffre de publication puisque la barre des 3000 lettres a été atteinte, en décembre 2017. Il est aujourd’hui un outil de recherches clé, tant pour les scientifiques/ amateurs que pour l’ensemble des pôles internes du musée Félicien Rops (pédagogique, scientifique, graphique, communication). Les expositions temporaires sont également de parfaites occasions pour exploiter la richesse de cette correspondance qui révèle progressivement les secrets de l’artiste. C’est le cas pour la Pornocratès ou La Dame au cochon dont l’exposition-dossier aura lieu en mars 2018 : le traitement des missives a permis de mettre en lumière des informations inédites et passionnantes sur cette œuvre phare.

On le sait, grâce à ses lettres justement, Rops aimait s’inventer des réalités, allant jusqu’à fabuler très clairement certains aspects de son existence. Il fera de même pour ses créations artistiques dont il racontera le contexte et la genèse, en plusieurs versions…

Le 12 décembre 1878, Rops évoque pour la première fois son dessin qu’il mentionne comme une étude : « Je viens de terminer & je crois d’une façon assez heureuse, une grande étude de femme d’après mon nouveau petit modèle, que j’ai eu la cruauté de faire poser par 8 degrés sous zéro (!), nue comme la Vérité. L’Art rend féroce. […] Une grande femme nue sur une frise, les yeux bandés, conduite par un cochon “à queue dorée”. Voilà l’œuvre et elle a pour titre : Pornocratie[1] . »

Moins d’un mois plus tard, le 8 janvier, l’artiste namurois détaille le lien affectif qui le lie au modèle, laissant penser qu’il s’agit d’une des sœurs Duluc, les compagnes avec qui il vit à Paris depuis 1875 : « Je l’ai mise nue comme une déesse, j’ai ganté de longs gants noirs ces belles mains longues que j’embrasse depuis trois ans, et là-dessus je l’ai coiffée d’un de ces grands Gainsboroughs en velours noir, orné d’or, qui donnent aux filles de notre époque la dignité insolente des femmes du dix-septième siècle ; et voilà ! ma Pornocratie est faite. Ce dessin me ravit. […] J’ai fait cela en quatre jours dans un salon de satin bleu, dans un appartement surchauffé, plein d’odeurs, où l’oppopanax et le cyclamen me donnaient une petite fièvre salutaire à la production et même à la reproduction. […] Je crois que c’est un bon dessin et je t’assure que je n’ai eu d’abord d’autre ambition que celle de laisser un souvenir à mes petits neveux du beau corps rayonnant de ma petite compagne de vie, de la chère mignonne qui a été et qui restera la plus aimée[2] . »

Dans une lettre datant du 20 février 1879, adressée à l’industriel et dessinateur verviétois Maurice Bonvoisin, dit Mars (1849-1912), Rops décrit pour la troisième fois son dessin : « Je viens de terminer […] un grand dessin bien curieux, je l’ai fait d’après le même modèle qui a posé pour le St Antoine et à l’aide du même procédé. […] Le dessin représente une grande femme nue, quart nature, se détachant sur un ciel bleu foncé parsemé d’étoiles et o[ù] des amours – 3 amours ! volent en s’enfuyant, à tire d’ailes, la femme, les yeux bandés est conduite en aveugle par un cochon. C’est intitulé – Pornocratie – Sous la frise les petits génies des Beaux-Arts courbent – en gémissant !! la tête !! La femme est chaussée & gantée de noir. C’est philosophique en diable et moral cette flétrissure du veau – non je veux dire du cochon d’or ! – Au fond je me fiche naturellement le plus franchement du monde des “idées philosophiques” & je n’ai eu d’autre idée que de peindre “mot à mot” une belle fille qui pour réjouir mes bons yeux de peintre s’était campée nue devant moi en gardant ses bas de soie ses gants noirs et son Gainsborough : C’est un peu classique, mais la fille est un modèle classique & je fais ce que je sens[3] . »

Ces trois extraits de lettres illustrent les versions contradictoires qui participent pleinement au mythe que Rops construit autour de son œuvre. En fonction de son interlocuteur, le contexte de production varie : une chaleur tropicale ou une température polaire ; un modèle « nouveau et petit » qui aurait pourtant déjà posé pour la Tentation de saint Antoine ou le corps d’une femme aimée qui ne serait autre qu’Aurélie ou Léontine Duluc.

Lettre de Félicien Rops à Maurice [Bonvoisin], [Paris], 20/02/1879, encre sur papier, 15,8 × 9,9 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Rops, inv. CFB/Le1/1

Félicien Rops, Pornocratès, 1878, aquarelle, pastel et rehauts de gouache, 75 × 48 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Rops, inv. CFR 10

[1] Lettre de Félicien Rops à [Jules Noilly], Marlotte, 12/12/1878. Coll. Les Amis du Musée Félicien Rops, en dépôt au musée Rops, inv. AMIS/LI/006/LE/007. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 1637.
[2] Lettre de Félicien Rops à un inconnu, s.l., 08/01/1879. Copie non autographe réalisée par Lefebvre – Kunel, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique Archives de l’Art contemporain, inv. [p. 169]. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 3004
[3] Lettre de Félicien Rops à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [20/02/1879]. Coll. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Rops, inv. CFB/Le1/1. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 0475.

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