À partir du mois de juin, le musée met à l’honneur une pratique de Félicien Rops encore peu connue et souvent délaissée des spécialistes, à savoir sa conception de menus à l’occasion de banquets mondains. La correspondance de Rops éclaire cette facette de son travail et témoigne de l’importance que l’artiste accordait à ce type de réalisations a priori anecdotiques.
Au XIXe siècle, le dîner, plus qu’un simple moment de repas, constitue pour la bourgeoisie comme pour l’élite artistique, un enjeu social[1] . Lieu de rencontres et d’échanges, il est une scène où hôtes et convives peuvent marquer les esprits et matérialiser leur appartenance à un réseau culturel, social ou politique. Si Rops, amateur de bonne chère, participe fréquemment à ces « raouts »[2] en tant que convive, il est aussi sollicité, comme d’autres illustrateurs renommés de son temps, à en réaliser les menus. C’est à partir des années 1840-1850 que la présence du menu comme « objet » sur la table du repas privé se généralise[3]. Destiné à chaque invité, il informe de la liste des mets mais constitue surtout un « marqueur d’événement » qui en conserve symboliquement l’état d’esprit. Personnalités et associations font donc appel aux artistes les plus inventifs, capables de condenser en une image le ton de leur festivité. Rops, connu dans le milieu parisien pour ses talents d’aquafortiste, n’échappe pas à cette pratique. Dans une lettre de 1881, l’artiste mentionne une trentaine de menus à son actif. Parmi les créations conservées, le Menu politique destiné à Paul Ménard-Dorian[4] (fig. 1) est un exemple représentatif de l’adéquation entre le menu et l’événement, ainsi que du soin que Rops y apportait. À l’occasion d’un repas organisé en l’honneur du député de l’Hérault, alors en pleine campagne électorale, l’artiste déploie son sens du « calembour » visuel. L’ornement du menu montre des putti toqués munis chacun d’un ingrédient et se dirigeant vers une marmite qualifiée d’ « urne électorale ». Chaque denrée y est judicieusement associée à une référence littéraire détournée, allusion à Dante, Aristote ou aux expressions latines. Ainsi, le « Plaudite civet ! » qui accompagne sous forme de bannière un putto portant un lièvre mort renvoie, non sans ironie, autant à la gastronomie qu’au « Plaudite cives ! » - « Applaudissez, citoyens ! » - formule par laquelle le comédien romain incitait les acclamations du public. Ce jeu savant d’allusions cible directement les connaissances de l’entourage de Ménard-Dorian composé d’écrivains et d’hommes politiques républicains[5].
Outre la complexité du contenu digne d’un frontispice littéraire, il faut aussi souligner l’attention particulière portée au dessin. Dans une lettre adressée à Théodore Hannon[6], Rops nous livre les dessous de sa réalisation : «(…) Mme Ménars-Dorian une jolie femme, (femme de Mr Ménars-Dorian le député) est venue me demander un menu (…) – J’ai fait le menu ! Je pouvais le faire en deux heures, – pas du tout. Je l’ai composé comme si je n’avais jamais fait un Menu de ma vie, (j’en ai fait trente.) – Il y avait l[à] dedans des oies – immédiatement j’ai pris l’omnibus de la porte Maillot & je suis allé au Jardin d’Acclim. dessiner des oies; – il y avait une dinde farcie. j’ai été acheter pour dix francs une dinde, je l’ai attachée avec une corde la tête en bas sur le dossier d’une chaise, j’y ai ajouté trois oignons et je l’ai dessinée et les oignons itou. Tu auras ce menu à la fin de la semaine & tu verras, c’est grand comme une carte à jouer mais c’est sérieux au fond tout cela, – relativement !!!! bien entendu ! Quand tu me vois emporter des croquis au bout de la pointe ou au bout de la plume ce sont presque toujours des réminiscences de mes croquis sur nature & de mes études, car j’ai beaucoupbeaucoup travaillé sans en avoir l’air.»[7] Ces propos montrent que Rops, même au sein d’une création dite mineure, applique un principe fondamental de sa démarche : le travail d’après nature. « Je tâche tout bêtement et tout simplement de rendre ce que je sens avec mes nerfs et ce que je vois avec mes yeux ; c’est là toute ma théorie artistique (…) »[8] écrivait l’artiste en 1864. Revendiquée par les tenants du Réalisme dès les années 1840, l’appréhension directe et individuelle du réel se fait synonyme de modernité et d’opposition à l’idéalisation académique. Les préceptes de l’artiste ne font pas exception aux commandes privées de moindre envergure. « Axiome » écrit Rops à Hannon, « Il n’y a pas de petites choses en art un menu peut être un Chef d’œuvre plus grand que le Nelson de Slingeneyer s’il est fait par un virtuose artiste.»[9] Par ce postulat, le créateur s’oppose clairement au système institutionnel qui, de par les placements des œuvres au sein des Salons, valorise la peinture religieuse et d’histoire dont Ernest Slingeneyer[10] fut d’ailleurs l’un des dignes représentants belges. Rops souligne également la pertinence artistique que peuvent revêtir des créations utilitaires, amorçant ainsi le débat fin-de-siècle autour de la valorisation des arts décoratifs.
Les menus de Rops, nous le voyons donc, invitent autant à se pencher sur ses conceptions artistiques que sur son réseau relationnel. Peu étudiés aujourd’hui, ils surent être appréciés en leur temps. Prisés par les collectionneurs dès la fin du XIXe siècle, ils figurent par exemple dans les listes de « pièces rares » que l’artiste adresse à Maurice Bonvoisin[11]. Aussi, Edmond de Goncourt avait souligné en 1889 son intérêt pour ces réalisations : « Les eaux-fortes de Rops que j’aime avant tout sont ces lettres d’invitation, ces programmes, ces adresses, ces menus, où l’eau-forte, dans les petites choses et les petits êtres magistralement dessinés, a ces tons gris, mangés, neutralisés (…)»[12] Outre celui pour Ménard, une quinzaine de menus de Rops sont actuellement inventoriés. Conçus pour des personnalités telles que Camille Blanc, le docteur Filleau ou encore, dans le cadre d’un dîner d’artistes tel que celui donné par le photographe Charles Neyt en 1865 (fig.2), ils témoignent d’une qualité tant technique que conceptuelle qui mériterait de leur accorder une étude à part entière.
[1] K. Wheaton, B., « Le menu dans le Paris du XIXe siècle » in : À table au XIXe siècle, Paris, Musée d’Orsay, 4 décembre 2001-3 mars 2002, pp. 90-101.
[2] « Voilà ce qui se paie & durement !, les bals, les raouts, les Garden-parties, les Soirées dansantes & beuglantes, les pianoteries & les soupers d’antan ! », lettre de Félicien Rops à Théodore Hannon, Paris, 16 janvier 1882 - Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML 00026/0138.
[3] Rambourg, P., Le menu du Moyen Âge au XXe siècle : témoin de l’histoire de la gastronomie, publié sur : http://patrimoine.bm-dijon.fr/pleade, consulté le 19 décembre 2012.
[4] Paul Ménard-Dorian (1846-1907), homme politique français, député de l’Hérault de 1877 à 1889 et de 1890 à 1893. Se référer à : Robert, A. et Cougny, G., Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, Paris, Bourloton, 1889-1891.
[5] Le salon « Ménard-Dorian », connu pour son orientation républicaine, fut fréquenté en autres par Alphonse Daudet, les frères Goncourt, Émile Zola, Georges Clémenceau, Georges Périn et François Allain-Targé.
[6] Théodore Hannon (1851-1915), peintre et graveur, critique d’art et poète belge mais aussi journaliste, librettiste, chansonnier et même auteur de ballets. Hannon fonde la revue L’Artiste en 1875. Son œuvre poétique la plus importante est Rimes de joie, publiée avec une préface de Huysmans et quatre eaux-fortes de Rops en 1881. Au fil de ses lettres, Rops lui prodigua de nombreux conseils concernant ses œuvres et sa carrière.
[7] Lettre de Félicien Rops à Théo Hannon, Paris, 3 janvier 1881 – Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML 00026/009
[8] Lettre de Rops à Fortuné Calmels, Knokke, [1864] cité in : Védrine, H., Félicien Rops. Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, Bruxelles, Labor, 1998, pp.27-30.
[9] Lettre de Félicien Rops à Théo Hannon, Paris, 3 janvier 1881.
[10] Ernest Slingeneyer (1820-1894). Peintre belge, membre de l’Académie royale, considéré en Belgique comme l’un des derniers représentants de la tendance romantique en peinture d’histoire. Personnalité souvent évoquée par Rops comme incarnation du système officiel.
[11] Maurice Bonvoisin (1849-1912). Caricaturiste et dessinateur humoriste au Journal amusant, il s’est constitué l’une des collections de Rops les plus importantes. Une liste de « pièces rares » est établie par Rops dans : lettre de Rops à Maurice Bonvoisin, Paris, 1er mai 1879, Collection privée.
[12] Goncourt, E., Journal, 27 novembre 1889 cité in : Gilissen, P., Félicien Rops et les Goncourt ou les occasions perdues, Paris, Cahiers Edmond & Jules Goncourt, 1995-1996, p.20.