Chroniques ropsiennes

Rops, Deman et l'édition illustrée

En septembre 1888, Félicien Rops écrit à son photograveur belge Léon Evely les lignes suivantes : « Vu Mr & Mme Deman à Bruxelles. Gens tout à fait aimables & sympathiques. Je vais très sérieusement entrer en relation avec eux. Il y a longtemps que je cherche un commerçant honnête, avec lequel je pourrais traiter sans être dévalisé comme en forêtde Bondy »[1]
Une importante correspondance entre les deux hommes témoigne de fait des rapports entretenus, dès ce moment-là, entre Rops et celui qui fut à la fois son marchand, son éditeur et son ami[2]. L'œuvre de l'artiste a d'ailleurs constitué l'un des intérêts majeurs d'Edmond Deman (1857-1918). D'une part, comme l'attestent des photographies d'époque, l'éditeur collectionnait les estampes du Namurois et plusieurs de ses gravures ornaient les murs de son intérieur. D'autre part, parmi le catalogue relativement restreint des éditions Éditions Deman, nombreux sont les ouvrages consacrés à l'aquafortiste[3].
Félicien Rops, lui, devait se sentir en communion de pensées avec Edmond Deman et sa démarche éditoriale. Rappelons qu'en apportant un soin tout particulier au choix des papiers, à la typographie et la mise en page, en recourant à des artistes pour la création d'ornements ou d'illustrations, Edmond Deman rénova en profondeur la conception du livre illustré au tournant des années 1890.
Cette recherche d'un nouveau langage plastique au sein du livre illustré était déjà au cour des préoccupations de Rops quelques années auparavant. Sa correspondance lève effectivement le voile sur un projet analogue de refonte de l'édition illustrée.

C'est en 1881 à, travers sa rencontre avec l'homme de lettres, grand bibliophile et éditeur français, Octave Uzanne (1851-1931)[4], que Rops entrevoit la possibilité de concrétiser ses aspirations. L'artiste en fait part dans une missive adressée à son ami Léon Dommartin (1839-1919)[5] : « C'est arrangé: nous allons publier bien des choses bizarres ensemble, & comme il entre dans mes idées de réforme totale du livre à images, nous allons je crois en faire voir de drôles à notre temps & cela se trouve bien. Si j'ai dû travailler - à mes pièces - jusqu'à présent c'est que je ne trouvais pas mon homme & je crois que je l'ai trouvé »[6]. Quelques lignes plus loin il précise la nature de son projet : « toujours la même rengaine Elzévir [type de caractère typographique hérité du XVII® siècle] !! papier vergé ! - C'était bien, on a eu raison de répandre cela quelques années comme la crinoline après les paniers mais c'est tout. Fichez nous la paix!!! Nous allons faire couler de bons caractères bien modernes, lisibles même par les presbytes & les enfants à la mamelle.
Plus d'imitations gothiques. 18° 17° 16° siècle. Nous créerons la typographie du 19° siècle avec toutes les étrangetés qu'il plaira à nos esprits, tourmentés & cocasses comme ce 19° lui-même (...) Et tous les volumes anciens que nous ferons les Contes de La Fontaine &c &C Nous les ferons avec l'allure moderne ! Tant pis pour Les 'archéologiens' du livre.
- Il n'y a que notre époque qui a eu cette rage de néo-vieux ; cela devient sciant à la fin, nous allons flanquer des coups de botte dans tout cela »[7].

Félicien Rops, La Lyre, frontispice pour Poésie de Stéphane Mallarmé, vernis mou et pointe sèche, 1895, 14,7 x 21,7 cm. Collection Province de Namur, musée Félicien Rops

Mais l'ambitieuse «, réforme totale du livre à images » annoncée restera à l'état de projet. Et malgré les affinités évidentes que cette dernière partagera, quelques années plus tard, avec le travail éditorial de Deman, seul un projet de collaboration de Rops aux Editions est à dénombrer. En 1895, l'artiste réalisera de fait une réédition du frontispice La Grande Lyre pour Les Poésies de Stéphane Mallarmé qui paraîtront chez Deman, quatre ans plus tard, avec une couverture due à Théo Van Rysselberghe[8].

En attendant, la réflexion menée par Rops autour de l'édition illustrée anticipe l'évolution que connaîtra le livre à la. fin de siècle - évolution dont Edmond Deman sera l'un des initiateurs.Elle souligne également, s'il le fallait encore, une des recherches constante du graveur : la quête de modernité. Etre moderne, évoluer avec son temps. Comme il l'écrit deux ans' avant sa mort à sa fille Claire : « Il faut avant tout, en art, littérature, ou peinture, et même musique que chaque fragment de production soit un avéré progrès, une chose que l'on n'avait pas produit 'en progrès' sans cela on est 'en perte' »[9].

Lettre d'Edmond Deman à Félicien Rops, Bruxelles, 1894. Collestion privée, Bruxelles

[1] Lettre de Félicien Rops à Léon Evely. s.1., samedi 29.09.1888. - Bruxelles, Bibliothèque = royale de Belgique, Cabinet des manuscrits, BRIII215 vol. 1/46.

[2] Cette correspondance fait l'objet d'une publication intégrale au sein du catalogue d'exposition Impressions symbolistes. Edmond Deman, éditeur

[3] Deman a publié la deuxième édition du Catalogue descriptif et analytique de l'œuvre gravé de Félicien Rops ; le Supplément au catalogue descriptif de l'œuvre gravé de Félicien Rops ; Félicien Rops et son œuvre - une reprise des neuf fascicules parus sur l'artiste dans la revue La Plume en 1896 - ;
Félicien Rops et quelques aspects de son œuvre - reprise de l'étude publié en 1899 par la Revue encyclopédique -; enfin, Deman fait tirer pour sa librairie cinquante exemplaires, sur papier vélin, de l'ouvrage de Camille Lemonnier, Félicien Rops, l'homme et l'artiste, paru chez Floury en 1908.

[4] Uzanne est le fondateur des revues Le Livre et Le Livre moderne. L'écrivain est également un des créateurs, en 1889, de la Société des bibliophiles contemporains. Un seul ouvrage naitra de la collaboration entre Rops et Uzanne : Son Altesse la Femme (1884) .

[5] Écrivain belge dont le pseudonyme est Jean d'Ardenne. Auteur des Notes d'un vagabond, paru en 1887 avec un frontispice de Rops. En 1865, Dommartin crée avec Armand Gouzien (1839-1892) et Villiers de l'Isle, Adam (1838-1889) la Revue des Arts et des Lettres à laquelle Rops devait participer. Rédacteur à La Chronique de Bruxelles, Dommartin suivra la défaite française de Sedan en compagnie de Rops et de Camille Lemonnier (1844-1913) . Dommartin est l'un des plus proches amis de Rops et figure parmi ses principaux correspondants

[6] Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin. s.l., n.d. - Pacis, fondation Cus-todia, A847.

[7] Ibid.

[8] Le frontispice utilisé pour l'édition de Deman ést une réédition de la planche útilisée lors de la première parution des Poésies de l'auteur français, à Paris, en 1887, chez Dujardin.

[9] Lettre de Félicien Rops à Claire Demolder-Rops. Corbeil-Essonnes, 3 septembre 1896. - Paris, fondation Custodia, 8193.

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