Chroniques ropsiennes

Rops et l’hideuse guerre : « [des] têtes sanglantes et des rictus formidables me dansent encore devant les yeux » [1]

Intemporelle et universelle, la guerre a ceci de paradoxal qu’elle rebute autant qu’elle fascine. Sa violence, sa cruauté et son étrange beauté en ont fait un sujet privilégié pour nombre d’artistes. De Goya (1746- 1828) à Grosz (1893-1959), – auquel le musée Rops consacre actuellement une exposition –, l’art a permis, face à tant d’atrocités, de témoigner et de dénoncer ce qui a été vu et vécu. La commémoration de la guerre 14-18 est l’occasion de rappeler que Félicien Rops fut aussi un spectateur immédiat des conflits de son siècle dont la guerre franco-prussienne (1870-1871) constitua un événement marquant. Causant la mort de près de 570 000 civils et militaires français en un temps relativement court et mobilisant l’ensemble de la nation française, cette dernière « […] a confronté ses contemporains à des réalités tour à tour âpres ou exaltantes, rien en tout cas qui puisse les laisser indifférents.»[2]

Rops, épris du désir de rendre, à travers son œuvre, la « morale » et l’ « impression psychologique » de son temps[3], ne pouvait passer à côté de cette thématique : la guerre, pratique humaine par excellence qui souligne les travers d’une société. Muni d’un sac à dos, de lettres d’autorisation pour passer les frontières et de carnets, le dessinateur s’est rendu au cœur de l’action afin de saisir, sur le vif, ces scènes d’horreur atypiques. Si, selon ses dires, plusieurs journaux lui demandèrent des comptes rendus, son objectif premier est resté le dessin d’après nature. Dans ses missives, Rops évoque à plusieurs reprises l’attrait esthétique de la guerre et incite d’ailleurs ses confrères peintres à vivre cette expérience. Alors qu’il se trouve à Thozée, durant l’hiver 70-71, il écrit à Lambrichs[4] : « J’ai eu malgré tout l’énergie d’aller à 6 lieues d’ici rôder – dans les bois de la frontière. Il y a là des campements des francs-tireurs dans la neige qui feraient rêver Salvator Rosa[5]. C’est superbe de guenilles fantastiques, je suis en train d’en faire un bois pour l’Illustration de Londres.»[6] Le bois évoqué a probablement inspiré le Campement de francs-tireurs dans le bois Mazarin (fig.1) que nous connaissons aujourd’hui. En janvier 1871, il relate également : « Nous sommes ici depuis le commencement du bombardement de Longwy – Nous sommes entrés avec les Prussiens dans la place. Dis à nos amis qui ont du temps de venir voir cela, c’est très beau & très particulier comme spécimen de bombardement […] J’ai passé toute la journée d’hier à dessiner l’intérieur des casemates où étaient relégués les blessés & les typhoïdes – Des caves éclairées par des lampes fumeuses, – une crypte des premiers chrétiens.»[7] L’objectif de Rops est de « pénétrer au cœur d’un conflit afin d’en extraire, à chaud, à fleur de plaies encore putrescentes, des dessins mettant en scène les cris d’une humanité engouffrée dans l’horreur de l’hécatombe. »[8]

Fig. 1 – Félicien Rops, Un campement de francs-tireurs dans le bois Mazarin, 1870, crayon gras sur papier avec estompe et grattoir, 30 x 40 cm. Conseil régional wallon (Parlement wallon), en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. CRW/16

Durant ses pérégrinations guerrières, la vision la plus abominable à laquelle l’artiste fut confronté a sans doute été celle du champ de bataille de Sedan, théâtre le 1er septembre 1870 de la sanglante défaite française. Si le moment où Rops arrive à Sedan[9] reste à préciser, il est fort probable que l’artiste soit sur place dès le 2 ou le 3 septembre. Il est alors en compagnie de Léon Dommartin[10], reporter pour Le Gaulois[11]. Un court extrait des écrits de ce dernier plante le décor : « Spectacle indescriptible. […] Il est cinq heures. Tout est terminé. Vingt-trois mille hommes sont couchés par terre. »[12] Lemonnier[13] livrera une description éloquente de Rops au retour de cette expédition : « […] il était là, devant moi, crispé, nerveux, souillé, ayant pataugé depuis le matin dans l’urine, des viscères et de la terre pourrie, tout couvert de la puanteur du champ de bataille. Lui et l’ami Dommartin qui l’avait accompagné avaient marché comme de la troupe, les godillots gauchis, recrus de fatigue, portant leurs sacs d’artiste comme un fourniment militaire »[14]. Il convient de souligner ici que la visite des lieux de bataille ne constitue alors en rien un fait exceptionnel[15]. La presse relate qu’aux lendemains des combats de Sedan, des caravanes partirent de toute la Belgique pour voir l’endroit du drame. Vanden Bussche, auteur en 1875 d’un ouvrage sur Sedan, en témoigne en ces termes : « À la première nouvelle de l’épouvantable catastrophe militaire qui mit la malheureuse France sous les pieds de la Prusse, de véritables caravanes de touristes ou plutôt de voyageurs curieux partirent pour l’endroit où "l’affaire" s’était passée.»[16] Même si ce récit nuance la solitude héroïque de Rops en zone de combat, il n’en atténue pas pour autant la cruauté des scènes vues.

Rops avait comme projet d’utiliser ses croquis « de terrain » pour la réalisation d’un album[17]. Sous le titre d’Hideuse guerre, l’ouvrage rassemblerait douze lithographies « très brutales et d’une intensité de caractère à épouvanter les Parisiens et les Pharisiens.»[18] Épidémie, Endémie (fig. 2), œuvre sûrement inspirée du carnage de Sedan et représentant une plaine désertique peuplée de corps souffrants, nous donne une idée du type de réalisation destinée à ce recueil qui ne vit jamais le jour. Elle révèle aussi le regard critique de l’artiste posé sur les aberrations de la guerre. C’est en cette période sombre qu’il écrit : « Je commence à estimer les anthropophages moi, au moins ils utilisent la viande humaine et puis cela engraisse le grand chef ! »[19] Alliant humour caustique et vérité, Rops dénonce.

Fig. 2 – Épidémie, Endémie [La Hideuse Guerre, Sedan], 1870, encre de Chine à la plume et au pinceau sur papier vergé, 15,5 x 23,5 cm. Coll. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. CFR 45

[1] Lettre de Félicien Rops à Armand Gouzien, Blankenberge, 27 août 1870. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, II 6958/2.

[2] Odile ROYNETTE, « Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle », in Revue d’histoire du XIXe siècle, mis en ligne le 12 juillet 2006, consulté le 05 septembre 2013. URL : http://rh19.revues.org/1003.

[3] Au sujet des visées artistiques de Rops, consulter : Hélène VéDRINE, Félicien Rops. Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, Bruxelles, Labor, 1998, p. 24-66.

[4] Edmond Lambrichs (1830-1887). Peintre belge très lié à Rops de par son investissement dans la défense du réalisme. Il est membre fondateur de la Société libre des Beaux-Arts et de la Société internationale des Aquafortistes.

[5] Salvator Rosa (1615-1673). Peintre italien peu conventionnel connu pour ses représentations de batailles, ses scènes hallucinées de sorcellerie et ses paysages annonçant le romantisme.

[6] Lettre de Félicien Rops à Edmond Lambrichs, Thozée, [ca décembre 1870 - janvier 1871]. Non localisée. Citée in : Maurice KUNEL et Gustave LEFEBVRE, Correspondance de Félicien Rops, Limal, 1942, vol. II, p. 321. Bruxelles, Archives de l’Art contemporain (exemplaire unique), inv. 8808.

[7] Lettre de Félicien Rops à Alfred [Verwée], s.l., [ca janvier 1871]. Collection de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, APC 27194/55.

[8] Denis LAOUREUX, « Exposition Félicien Rops : croquis de guerre 1870-1871 », in En nature. La Société libre des Beaux-Arts, d’Artan à Whistler, Province de Namur, musée Félicien Rops, 1er juin - 1er septembre 2013, p. 106.

[9] En ce qui concerne Rops et Sedan, se référer à : Denis LAOUREUX, op. cit., p. 103-107.

[10] Léon Dommartin. (1839-1919). écrivain belge dont le pseudonyme est Jean d’Ardenne. Auteur des Notes d’un vagabond, paru à Bruxelles chez Kistemaeckers en 1887 avec un frontispice de Rops.

[11] Jean D’ARDENNE [Léon DOMMARTIN], « Visite au champ de bataille de Sedan », in Le Gaulois, 14 septembre 1870, n.p.

[12] Jean D’ARDENNE [Léon DOMMARTIN], L’Ardenne, Bruxelles, Weissenbruch et Rozez, 1908, t. 1, p. 261-262.

[13] Camille Lemonnier (1844-1913). écrivain et critique d’art belge. Grand défenseur du réalisme, il est l’auteur en 1871 du roman-reportage Sedan (1871) qui, repris dix ans plus tard sous le titre Les Charniers, relate ses impressions face à la guerre.

[14] Camille LEMONNIER, Félicien Rops. L’homme et l’artiste, Paris, Floury, 1908, p. 90-92.

[15] Voir : Cédric ISTASSE, Namur durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Blessés, prisonniers et réfugiés aux lendemains de la bataille de Sedan, Namur, Société royale Sambre et Meuse, à paraître en 2013.

[16] Émile VANDEN BUSSCHE, Sedan. Trois jours sur un champ de bataille, Blankenberge, Impr. Lambrecht (Bibliothèque du Guide du baigneur de Blankenberghe), 1875, p. 5.

[17] Pour en savoir plus à ce sujet, voir : Denis LAOUREUX, op. cit.

[18] Pierre DUFAY, « Dix-huit lettres de Félicien Rops à Poulet-Malassis », in Mercure de France, Paris, n°847, 1er octobre 1933, p. 66.

[19] Lettre de Félicien Rops à Edmond Lambrichs, Thozée, [ca décembre 1870 - janvier 1871]. Non localisée. Citée in : Maurice KUNEL et Gustave LEFEBVRE, Correspondance de Félicien Rops, Limal, 1942, vol. II, p. 321. Bruxelles, Archives de l’Art contemporain(exemplaire unique), inv. 8808.

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