Chroniques ropsiennes

Rops et la construction des identités nationales : « L’Art n’a pas de patrie »

Rops et la construction des identités nationales : « L’Art n’a pas de patrie »[1]

Henri De Braekeleer (1840-1888), auquel le musée consacre actuellement une exposition temporaire[2] , a été considéré dès les années 1870 comme un peintre éminemment « flamand ». Dans le contexte de la Belgique récemment indépendante, les grands peintres du siècle d’or avaient été propulsés, dès les années 1830, au panthéon national[3] .

De Braekeleer dont les œuvres s’inspirent de la peinture flamande et hollandaise du 17e siècle, incarne donc pour certains critiques, la filiation des peintres belges contemporains avec les grands maîtres du passé[4] , bien que sa modernité soit attestée par le groupe d’avant-garde Les XX et remarquée par Van Gogh. A contrario, Rops, est perçu comme un artiste moderne dégagé des traditions. Pourtant, lui aussi, dans plusieurs œuvres telles que Le Scandale (1879), Tête de vieille Anversoise (1873) ou L’Experte en dentelles (1873) a puisé son inspiration dans l’iconographie de maîtres anciens qu’il admire[5] .

Dans une lettre de 1888[6] destinée à la préface de Kermesse, un album de lithographies du dessinateur belge Amédée Lynen[7] , Rops s’est justement exprimé sur ce classement parfois arbitraire ou surfait des artistes, basé notamment sur leur origine. Cette missive prend l’allure d’un véritable manifeste en faveur d’un art où l’individualité du créateur prime sur sa nationalité ou son appartenance à un « mouvement » stylistique : « Toutes ces étiquettes "d’Écoles" et de "Mouvements" sont irritantes pour tous les bons esprits qui en toutes choses, et en art surtout, n’ont souci que des Individualités »,[8] écrit Rops.

L’artiste s’en prend directement aux critiques qui s’attèlent à revendiquer l’identité « flamande » de nombreux peintres. « Comme tous les peuples neufs, dont la nationalité n’est pas clairement écrite », s’exprime-t-il, « on exagère, surtout en Flandre, le sentiment de cette nationalité panachée ».[9] Pour l’artiste, l’école flamande n’existe plus : « Il n’y a plus au 19e Siècled d'École Flamande. Il n’y a, ni peinture Flamande, ni peinture Belge, ni musique Flamande, ni musique Belge, ni sculpture Flamande ni sculpture Belge ni littérature Flamande, ni littérature Belge ; pas plus qu’il n’y a de peinture Suisse, de musique Suisse, de sculpture Suisse ni de littérature suisse. »[10]

Lettre de F. Rops à Ernest Herman, s.l, 1874. www.ropslettres.be, n° d’édition : 1598

L’Art doit être vu dans son ensemble, non pas fragmenté par quelques frontières invisibles. Ce sont les artistes et leurs talents qui comptent, quelles que soient leur nationalité. Rops ne manque pas de citer Henri De Braekeleer parmi les artistes dont la réputation « flamande » a été exagérée. « Il y a en Belgique, dans ces différents Arts des gens qui ont beaucoup de talent, & ils sont aussi nombreux qu’ailleurs, & d’autres qui n’ont rien du tout, & qui sont encore plus nombreux, toujours comme ailleurs. Ces artistes apportent naturellement dans leurs œuvres le tempérament des pays variés dont ils sortent. Alfred Verwée & Stobbaerts sont de puissantes individualités ; comme Henri de Braeckelaere [sic] qui vient de mourir, (un peu de l’indifférence des Anversois pour son merveilleux talent), mais ils ne composent pas plus à eux trois une “École”, que le maître Louis Artan & Henri Marcette ne composent l’École Wallonne ! Sans compter, que dans un pays comme la Belgique où l’étroitesse du territoire a forcé galamment ses habitants à des rapprochements aussi internes que mêlés, il est bien difficile de remonter aux sources, comme l’on dit ethnographiquement ! »[11]

Ce « travers commun à tous les petits pays » qu’est l’exagération des « réputations locales »[12], il l’illustre aussi par le cas de Charles De Coster (1827-1879), ami de jeunesse et auteur de La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs. « Il y aussi les faux Flamands en littérature surtout. Ce sont ceux qui comme ce bon Charles de Coster, ont peur de manquer de “nationalité” & tâchent de s’en faire une en se disant “flamands”. Né à Munich, d’un père flamand & d’une mère wallonne, Charles de Coster a écrit des choses exquises en langue française teintée de seizième siècle. Il eut été incapable de dire en flamand “Chère Madame, je vous baise les mains” mais on l’eut navré si on lui eut dit qu’il n’était qu’un parfait écrivain français : La peur de manquer de nationalité ne le quittant pas. Je ne vois donc en Belgique que des “individualités” et elle n’a pas à chercher plus loin. C’est déjà bien joli d’en avoir ! »[13]

Rops a défrayé la chronique avec cette préface qui participa à la promotion de l’ouvrage de Lynen. Eugène Demolder en témoigne auprès de Rops : « Presque tous les journaux de Bruxelles commentent votre lettre. Il en est qui sautent de joie […]. En revanche des gens froissés rient jaune, du jaune du drapeau belge un peu chiffonné. »

Les propos critiques tenus par Rops sur la notion « d’école belge » ou « flamande » nous montrent à quel point l’artiste, épris de liberté, refusait de se laisser enfermer dans les classements nationaux et stylistiques alors véhiculés par les critiques et théoriciens de l’art. Cette occasion de travailler en parallèle sur Rops et De Braekeleer - en interrogeant leur rapport respectif à la peinture du 17e siècle et leur réputation - laisse entrevoir la porosité des frontières entre artistes « modernes » et « traditionnels » et pose les jalons d’une réflexion sur la construction des identités artistiques au 19e siècle.

C. Massin & E. Berger

Lettre de F. Rops à Ernest [Hermant], s.l.,
00/11/1873. www.ropslettres.be,
n° d’édition : 1600

F. Rops, L’Experte en dentelles, s.d.,
crayon et fusain, 29 x 20,8 cm.
Musée Rops, inv. D 055

[1] Lettre de Félicien Rops à [Amédée] Lynen, Tlemcen, 21/12/1888. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, n° d’inv. ML/00026/0176. – www.ropslettres.be, n° d’édition : 2056
[2] Henri De Braekeleer (1840-1888). Fenêtre sur la modernité. Au musée Félicien Rops, du 19 octobre 2019 au 2 avril 2020.
[3] Sur ce sujet, se référer à: L. BROGNIEZ, « Nés peintres: la « prédestination merveilleuse » des écrivains belges » in N. AUBERT, P.-P. FRAITURE (et al.), La Belgique entre deux siècles : laboratoire de la modernité 1880-1914, Oxford-Berne-Berlin, Peter Lang, 2007, pp. 85-104; D. LAOUREUX, Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image. Les arts et les lettres dans le symbolisme, Namur, Musée provincial Félicien Rops, 19 janvier - 13 avril 2008, pp. 21-35 et C. LOIR, L’émergence des beaux-arts en Belgique : institutions, artistes, public et patrimoine (1773- 1835), Études sur le XVIIIe siècle, Volume hors-série 10, Bruxelles. Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004.
[4] Voir par exemple: A. HOKANSON, « Henri De Braekeleer and Belgium’s Nineteenth-Century Revivalist Movement » in A. LEPINE, M. LODDER et R. MCKEVER (Ed.), Revial, Identities, Utopias, Lon, Londres, Courtauld Books Online, 2005, pp. 135-149.
[5]Le rapport de Rops aux peintres du 17e siècle mériterait de plus amples investigations. Hannah Rose Bekeley propose de premières pistes dans : Le 17e siècle de Rops, vers la modernité, « Petits feuillets du musée », n° 11, 10/2019.
[6]Lettre de Félicien Rops à [Amédée] Lynen, op. cit. Amédée Lynen, Eugène Demolder (préf.) et Félicien Rops (préf.), Kermesses, Bruxelles, Charles Vos, 1889. Amédée Lynen (1852-1938) est un artiste belge principalement dessinateur, illustrateur et aquarelliste dont Rops appréciait le travail.
[7] Lettre de Félicien Rops à [Amédée] Lynen, op. cit.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11]Ibid.
[12] Ibid.
[13] Lettre d’Eugène Demolder et Amédée Lynen à Félicien Rops, 19 mars 1889, Bruxelles, Réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles, ULB E.D.18. Nous avons pris connaissance de cette lettre grâce à l’article de Jonathan Devaux consacré à l’ouvrage de Lynen sur son blog Belgicana : http://www.belgicana.com/2016/11/ amedee-lynen.eugene-demolder.felicien-rops-kermesses-bruxelles-charles-vos-1889.html

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