Chroniques ropsiennes

Rops et la nature, en ville comme en campagne

"On ne sait pas ce que c'est le manque d'air & d'arbres lorsqu'on ne l'a pas éprouvé." 
(Lettre à Paul Rops, c.1877)

En 1877, Rops, occupé à se faire un nom à Paris, est amené à quitter un lieu où l'on coupe les
arbres :
"Je vais quitter à la fin de l'année ce pauvre petit coin du passage Ste Marie, le boulevard St Germain abat les vieux arbres & vient brutalement percer en biais ce dernier recoin de la province à Paris. (..)"[1]

Il faut dire que les violences faites aux arbres le blessent toujours, lui qui semble entretenir un perpétuel dialogue avec eux " Les arbres sur lesquels on grimpait pour dénicher des oiseaux, qui ne s'y trouvaient jamais, ont été élagués par l'autorité communale, - parce que ça faisait tomber des hannetons sur le bourquemestre; & quand je passe, ils me tendent leurs vieux bras estropiés par la serpe des édiles et me racontent leurs peines comme à un vieil ami."[2]

S'il déménage, où va-t-il donc poser ses pinceaux ?
"J'ai choisi le quartier du parc Monceaux [3] en peu dégoûté que je suis. J'ai tant cherché tant remué, tant trotté, tant embêté de propriétaires que j'ai trouvé une maison !! c'est à dire un rez de chaussée avec entrée dans la rue directement sans intrusion de portier - le propriétaire fait bâtir là dessus un atelier & me loue cet immeuble qui sera un de nos rêves idéalisés - être chez soi comme en Belgique. C'est au bout de la rue de Constantinople que le rêve git pour le moment"

Bon, un pied-à-terre qui lui offre de bonnes conditions de travail et une réelle liberté de mouvements, cela compte. Mais dans une lettre à son fils, un tantinet larmoyante, il insiste encore sur la présence
essentielle de la nature :
" Jamais je ne me suis bien porté à Paris, l'air & la nourriture y sont contraires à mon tempérament, mais "où la chèvre est attachée il faut qu'elle broute dit un triste proverbe. Aussi dès que ma réputation sera un peu établie ici, je compte ne garder qu'un petit atelier & habiter à la campagne partout où il y aura un coin de verdure je serai mieux qu'ici. On ne sait pas ce que c'est le manque d'air & d'arbres lorsqu'on ne l'a pas éprouvé. Dans la rue où je vais habiter, rue de  Constantinople j'aurai au moins les arbres du Parc Monceaux comme consolation, puis je ne me trouverai qu'à une demi lieue de la Seine & là il y a un petit coin de verdure qui s'appelle l'île de la Grande Jatte qui me fait penser à la Meuse. "[4]

En fait, loin d'être un pis-aller, c'est un quartier en pleine vogue qu'il a choisi. Le parc Monceau vient d'être l'objet des soins des architectes et des jardiniers mandés par Napoléon III pour en faire un écrin de verdure et d'art dans un Paris en pleine expansion. Le préfet Georges Eugène Haussmann restructure la ville autour d'un ensemble de parcs et de bois dans une perspective hygiénique au profit de la population. On assiste alors à la naissance des bois
de Boulogne et de Vincennes, du parc Montsouris et des Buttes Chaumont. Le parc Monceau est le seul lieu historique remodelé.

Il s'agit d'une ancienne propriété plantée en 1778 par Philippe d'Orléans, duc de Chartres (le père de Louis-Philippe), sur les dessins de Carmontelle qui s'inspira des jardins à l'anglaise et voulut créer " un jardin pittoresque, un pays d'illusions ", avec ferme suisse, moulins hollandais, pagode, pyramide, ruines féodales, temple romain disséminés le long de sentiers accidentés, de bouquets d'arbres et d'îles. En 1860, la ville de Paris achète le jardin : une partie est revendue au financier Péreire qui en fera un lotissement de luxe, tandis que l'autre sera aménagée en jardin d'agrément. Sous la direction d'Adolphe Alphand, ingénieur des Ponts et Chaussées, responsable du service des promenades, le parc est aménagé sur 8,4 hectares et inauguré en 186l.  Une partie des anciennes fabriques est conservée et associée à de nouveaux éléments :. la rivière et son pont, la cascade et la grotte. Le mouvement de l'eau évoque la modernité, le progrès et la santé. Dans la grotte, les premières stalactites en ciment artificiel sont une invention de l'entrepreneur Combaz. Ponctuant les pelouses vallonnées, les massifs abondamment fleuris composés par le jardinier en chef de la ville, Jean-Pierre Barillet-Deschamps, sont objet de curiosité pour les promeneurs et d'étonnement pour les botanistes. Cet espace public est le lieu de promenade de la grande bourgeoisie du quartier qui s'y donne rendez-vous.[5] Voici Rops en bonne compagnie.

Qu' il mentionne ensuite l'île de la Grande-Jatte ne doit pas surprendre. Le fier canotier qu'il fut sur la Meuse ne pouvait qu'apprécier cet autre rendez-vous des Parisiens. Campée sur la Seine, aussi proche des quartiers populaires de Levallois que des quartiers chics de Neuilly, l'Île attire des foules mélangées. Napoléon III et Haussmann commencent à lotir les lieux ici aussi: c'est une ère populaire et champêtre qui s'instaure. Les citadins viennent s'y détendre, le jeu de la Grenouille des guinguettes et les bals au Château du diable, au Petit Bonheur ou au Moulin-Rouge animent les fins de semaine. Le
sport occupe aussi une place importante : on assiste ici à la fête des chevaux marins et à des régates.

L'1le attire également de nombreux artistes, dont les impressionnistes, qui vont peindre les aspects enchanteurs de l'île, tels Claude Monet, ou Alfred Sisley. Elle devient une référence du néo-impressionnisme de Georges Seurat, avec sa grande composition Un dimanche après-midi sur l'île de la Grande-Jatte (1886).[6]

Malgré les attraits parisiens, le désir de campagne ne quitte pas l'ancien maître de Thozée, qui achètera à Corbeil une maison des champs chère à son cœur, la Demi-Lune : " Corbeil n'a pas changé pas plus que toi note bien. C'est le même paysage charmant, c'est le même coin à l'abri des sots, que l'on trouve en bande, dans tous les paysages parisiens. (...) Je veux moi toujours avoir le coin que j'arrange à ma fantaisie, voilà pourquoi je veux une maison de campagne qui soit " à moi J'ai du Belge l'amour du " home " impossible à Paris. Les Belges ont réellement un chez eux Il comme les Anglais. Le Français de Paris ne peut le connaître qu'aux champs. "?[7]

Sauvage ou maîtrisée, la nature fera partie de sa vie d'un bout à l'autre. Il peut se faire lyrique pour évoquer un coin de campagne auprès de Thozée, parant de noms savants ce paysage qui le touche " Je trouve chaque jour des choses ravissantes dont je ne soupçonnais pas l'existence, il y a ici des trous de verdure qui auraient réjoui l'âme chercheuse du vieux Balzac, li taie-Huria dont je t'envoie le croquis est un chef d'œuvre de solitude - les grands troncs d'arbres couchés dans les flaques d'eau ont des allures de crocodiles endormis; des grands quartiers de grès rose du pays montrent partout leurs pointes chargées de mousses noires, de briarées et de lycopodes; le reste est une débauche de végétation, un combat de vitalité luxuriante entre les fougères, les ronces brunes, les équisètes, les sagittaires et les roseaux; et au milieu de tout cela les hérons volent pesamment en sifflant le malencontreux chasseur qui vient troubler leur panthéisme et leur méditation - c'est très beau te dis- je - il faudra venir voir cela. "[8]

Les briarées seraient des animaux polypiformes, dont l'identification est malaisée, dotés de huit bras, en référence au géant de la mythologie qui, lui, en avait cent ; le lycopode est un genre de plante cryptogame de la famille des Lycopodiacées dont l'espèce la plus connue produit un pollen jaune, pulvérulent, inflammable utilisé en pharmacie ou en pyrotechnie; l'équisète est aussi appelée communément prêle des champs ou queue de cheval, et la sagittaire est une plante aquatique, vivace, répandue dans les régions tempérées, très commune dans les plans d'eau et les cours d'eau.

Le soin des plantes et des arbres demeure un souci constant pour l'artiste. A son fils, il prodigue des conseils avisés " Soigne bien nos plantes de Thozée Cher fils, tu sais combien elle m'ont coûté de peines et de travaux. Prie Maman de faire déplanter tous les arbres verts. Les petits qui se trouvent dans les parcs de la pelouse n'ont qu'à tout simplement être changés de parc et transplantés. Tous ceux qui se trouvent dans la pépinière doivent être transplantés et remis dans les parcs qui joignent. L'essentiel est de les changer de place, afin que leurs racines ne puissent s'enfoncer trop profondément, ce qui, lors de leur mise en place rendrait l'arrachage impossible & les ferait mourir certainement. "[9]

Il sera tout aussi concerné par le jardin de son vieil ami Armand Dandoy:
"Je soignerai ton jardin & quand j'irai à Namur, j'aurai le plaisir de voir mes élèves fleurir ton chalet. Si mes boutures ne reprennent pas j'irai en Septembre, prendre des boutures moi-même & j'irai chez Mineur prendre des boutures de quelques vieux Rosiers de mon enfance que je regrette comme de vieux compagnons "[10]

Les citations pourraient se multiplier : si les préoccupations écologiques n'étaient pas à l'ordre du jour, Rops n'a jamais cessé un dialogue particulier avec la nature, par delà tout phénomène de mode.

[1] Lettre à un inconnu, probablement Léon Dommartin, (c. octobre 1877].
[2] Lettre à Léon Dommartin. s.l., s.d. (c.1871].
[3] Le parc Monceau est un jardin d'agrément situé dans le VIII'e arrondissement de Paris.
[4] Lettre à Paul Rops (c.1877].
[5] Cf. par exemple http://www.parcmonceau.org/historique.php, http://paris1900.lartnouveau.com/paris08/parc monceau.html
[6] Cf. par exemple http://www.info-levallois.com/indexphp?action=article&id article=296237. Le tableau de Seurat a été acquis par l'Art Institute of Chicago en 1924.
[7] Lettre à Octave Uzanne, Paris, 8 juin 1886.
[8] Lettre à Ernest Scaron, sd.
[9] Lettre à Paul Rops, c. 1874.
[10] Lettre à Armand Dandoy, 26.03.1887. Si nécessaire, Rops irait donc dans le jardin de la maison de son enfance, rue Neuve à Namur, cher-cher des boutures de rosier.

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