Chroniques ropsiennes

Rops/Fabre: face à face

Comment valoriser les écrits d'un artiste du XIX° siècle dès lors qu'il partage les mêmes cimaises qu'un artiste contemporain ? Lors des nombreuses rencontres préparatoires à ce projet, les propos de Fabre concernant l'art, la modernité, les expériences artistiques, ont résonné en écho à certains propos exprimés par Rops dans sa correspondance. C'est ainsi qu'est née l'idée d'un dialoque fictif qui dévoile de singulières connivences artistiques et intellectuelles. D'un point de vue méthodologique, les extraits de lettres de Rops, tous destinataires confondus, ont été sélectionnés grâce à certains mots-clés correspondant aux centres d'intérêt de Fabre. Les questions-réponses ont ensuite été formulées, inspirées par les divers ouvrages sur l'artiste, créant un dialogue à travers le temps. Dans les extraits reproduits ici, c'est l'intérêt pour le monde de la nuit et le rejet d'un art consensuel qui réunit les deux artistes[1]

Félicien Rops : J'ai créé des Sociétés en Belgique, j'ai inventé de nouveaux procédés, j'ai une œuvre de cing cents pièces sans compter mille lithographies. Le « gouvernement Belge > ne m'a jamais demandé ni une gravure, ni un dessin, ni une œuvre quelconque. Et que l'on n'objecte pas la prétendue immoralité de mes œuvres, [..] 

J’ai cent & cinquante eaux-fortes que des enfants pourraient voir, & qui protestent contre toutes ces piteuses raisons. – Ah ! Je n’ai rien demandé, – voilà la grande raison de l’ostracisme ou les « administrations » et les Directions de Beaux-Arts me tiennent. – Un de ces jours d’ailleurs & pour mon simple plaisir, je me mettrai à raconter avec une plume & un crayon tout le coté petit, mesquin & piteux de ces gens-là. Je dirai le peu d’appui que les artistes qui « vont de l’avant », & veulent « sortir de l’ornière » trouvent chez les ronds de cuir officiels[2].

[...]
[Un jour, à Paris], j’étais de la partie au Moulin vert (près de l’Acclimatation), restaurant mystérieux où l’hiver, on fait clandestinement de fortes noces & j’ai vu cela. Le lendemain, j’y suis retourné avec un modèle & une boîte à aquarelle. J’ai encore dans l’œil la violence des tonalités. [...] Quand je vois un bleu cru, je le fais cru & cette crudité, comme le disait très bien Baudelaire, est psychologique & caractérise l’époque & la race que l’on peint. – Je voyais la justesse de cela en voyant l’autre jour un Degas où des femmes en jaune à l’entrée d’un bal du monde faisaient ces taches aiguës qui indiquent la bêtise bourgeoise s’étalant dans un luxe criard. Il faut oser ces choses qui blesseront les gens habitués aux moyens ordinaires & « à ce qui doit être ainsi[3]. » [Un autre exemple : lors des] bals à l’Opéra [...], le gaz éclaire et fait scintiller les guenilles (des fonds jaunes, sous un ciel gris). Il y a fermentation humaine. Les filles d’amoureuse vie relèvent leurs jupons et se cambrent aux bras des gandins idiots. J’enveloppe ma dépouille mortelle dans le manteau de ma philosophie et je regarde passer mes contemporains - le monde est désespérément goitreux[4].

Jan Fabre : Ce monde dont vous parlez, je le connais bien, mais je ne l’ai pas « regardé passer », comme vous le dites. J’ai été mis au monde, pour me battre en duel[5]. Je suis insomniaque depuis de longues années et du coup, j’ai passé du temps dans les cafés du port d’Anvers, là où vous racontez avoir été vous promener avec Baudelaire en 1863, dans le Rydeack, ce quartier mal famé. Je fais tout avec une intensité dangereuse. Dans mon travail comme dans ma vie. Je ne prends aucun recul[6]. J’ai même été arrêté plusieurs fois par la police. En 1978, j’ai fait une série de performances et d’actions sur les quais du port d’Anvers, intitulées Burglaries & street fights[7], avec une série d’objets comme des chaînes de vélo, des couteaux, des marteaux, etc. J’ai en moi une énorme timidité dont j’espère pouvoir me libérer. Voilà peut-être pourquoi je compense ma timidité par toutes sortes d’addictions et d’excès[8]. L’art est une addiction[9]. L’autonomie de l’artiste : enfreindre ses propres lois et règles[10]. Ma mythologie personnelle est ma philosophie de survie[11].

Fig. 1: Lettre de Félicien Rops à Louis Rorcourt, 15 avril 1862, encre brune rehaussé de jaune sur parchemin, 29,7 x 23 cm. Musée royaux des Beaux-Arts de Belgique, archives de l'art contemporain, Bruxelles, inv AACB-009312-1r.

Fig. 2 : Jan Fabre, Lancelot, 2004, 16 m film, 8 min 17 sec. Collection M HKA, Anvers, Musée d'Art Contemporain, Lyon, Angelos buba distribué par Lima, Amsterdam.

Félicien Rops : Moi, je suis un grand fou et je le pense, je sais très bien que je ferais mieux de vivre d'une façon normale, de ne pas marcher dans les plates-bandes, de ne pas être (0 à 30 ans !) léger et futile comme le Cherubino de Beaumarchais, de faire tous les mois des dessins moraux pour faire pleurer les femmes enceintes dans le « Magasin Pittoresque », d'écrire de temps à autre dans cette excellente « Revue Trimestrielle », un article de 150 kilos sur la Manutention chez les Assyriens ou sur l'état de la ville de Ninove en 1240, - que je ferais mieux de me faire nommer représentant et « d'user de mon crédit » je sais que je ne respecte pas assez les notaires, que je suis étourdi comme un hanneton et insouciant comme un moineau, je sais que je ne suis pas « utile au bien de l'État » mais ce dont (vous] ne [vous] doutez pas et ce qui ferait tomber en syncope tous « les gens sérieux » jusqu'à la cinquième génération mâle, c'est que je suis heureux et presque fier d'être ainsi et non « aultre »[12].

[1] Voir Véronique Carpiaux, « Dialogue fictif. Rops-Fabre : face à face », in Facing time. Rops-Fabre, éditions Somogy, Paris, 2015, pp.33-67

[2] Lettre de Félicien Rops à Camille (Van Camp], Paris, 24/10/1888. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art contemporain, inv. 017130.

[3]Lettre de Félicien Rops à Maurice Bonvoisin, Paris, (29/11/1877]. Non localisée.

[4] Brouillon de lettre de Félicien Rops à [Octave Pirmez], s.1.,
vers 1875. Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie,
Réserve, inv. Yb3/391€/30.

[5]20/04/1986.

[6] 21/04/1990

[7] Burglaries & street figths, Anvers, docklands, Brasschaat & Schilde, durées variées, 1978. Stigmata, pp. 45-49

[8] 15/04/1986

[9] 20/07/1978

[10]25/06/1982

[11] 05/11/1985

[12] Lettre de Félicien Rops à Émile [leclercql, [Paris], s.d. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. III/215/vol.2/12.

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