Chroniques ropsiennes

Ropsodies hongroises

Félicien Rops, Les Ropsodies hongroises, lettre avec croquis en marge, musée provincial Félicien Rops.

Parmi les nombreuses lettres écrites par Félicien Rops, quelques-unes relatent son voyage en Hongrie. C’est en août 1879 qu’il s’y rend en compagnie d’Armand Gouzien, futur inspecteur des Beaux-Arts. Les notes qu’il rédige auraient dû être publiées dans Le Figaro, sous le titre Ropsodies hongroises… projet qui n’aboutira jamais. Il ne reste de ce projet que des feuilles éparses, textes et croquis parfois inachevés.
Leur lecture dévoile l’enthousiasme de Rops pour cette terre et ce peuple si attachants. Il s’identifie à l’âme tzigane, y reconnaissant son propre tempérament exalté et bouillonnant.
Plongés dans la culture hongroise avec notre exposition temporaire consacrée à Zichy, nous ne résistons pas au plaisir de vous présenter quelques extraits de ces lettres.

Paris 6 sept. 1879

Non, les Dieux ne l’ont pas voulu, je ne serai pas & je n’ai pas été le collabo de St Genest (?) !! A ta première lettre Magnard voyant que les Hongrois ne toastaient pas assez en l’honneur du Figaro, les a envoyés se faire foutre, - en me gardant les appointements. J’ai fait les articles & les croquis et ils vont paraître en plaquette: Ropsodies hongroises!

Tu m’en feras des extraits, il y a des pages faites « bien d’impression » sur les Tsiganes & leur musique qui ont épaté le musicien, inspecteur des Beaux-Arts Armand Gouzien, lequel n’en avait jamais autant dit que l’ânacroche Fély Rops ». - Nous avons traversé des villages où les enfants nus de quatre ans jouaient du violon et du cymbalum. - quels violons et quels cymbalums! Voici l’itinéraire suivi: de Paris à Munich: -(les 4 saisons tu l’as deviné.); de Munich à Vienne (gd Hôtel) de Vienne à Pesth par bateau envoyé spécialement à notre rencontre. de Budapest (car il faut se débarrasser de cette habitude de dire Pesth pour Budapest en un seul mot comme le disent les Hongrois) (Hôtel de l’Europe, le plus chic, chambres 40 frs par jour offertes par la Hongrie!) - de Budapest à Széged - que les Allemands appellent Szégedyn. - de Széged remonté au lac Balaton - exactement le lac de Guarde à ce qu’il paraît. - Je file à cheval (en laissant Gouzien se reposer à Kulpin) avec le peintre Pallik, excursion dans le steppe hongrois - une merveille! - La Püsta! retour à Kulpin, laissant Widdyn Ronschouck!! - Retour par la Baëska - la ligne de l’Alfold Bohu qui se poursuit jusqu’à Fiume, et que nous rerequittons pour passer à côté de Trieste et arriver à Venise par terre pour aller plus vite - Le lendemain nous prenons un bateau à voiles & nous allons en mer voir Venise, de loin, - nagé au Lido - Venise ne me donne pas la moindre désillusion ce qui est réellement extraordinaire! – (…)
Gouzien voyageur de demi=teinte, ne marche pas, geint quand il n’est pas moelleusement couché & qu’il n’a pas de glace à rafraîchir mais s’intéresse à toutes les femmes ce qui fait compensation.

- Les actrices du Théâtre de Budapest lui ont - nous ont, offert un souper!! Toutes croyaient avoir une réclame dans le Figaro!

- Je les ai laissées se bercer, moi aussi, moelleusement, dans ces illusions roses.
A bientôt vieux pitre! tu vois que ta lettre nous a été utile: nous te devons Colico et le Splügen, ce qui est une jolie chose somme toute et bien intéressante au clair de lune.

Félicien Rops, Dans la Püsta, 1879, crayon noir, crayon de couleur et estompe.

- Il faudra que je revoie la Suisse, peut être modifierai-je mon opinion car je n’ai point de parti pris ni entêtement en voyage mais je trouve cela banal en bien des points. peut-être en venant de Paris directement me fera-t-elle un autre effet qu’en sortant de ces steppes si grandioses, ou les troupeaux de chevaux et de boeufs presque sauvages viennent comme dans les paysages bibliques se grouper atour du puits, ou boire le soir dans l’eau du Danube, un fleuve étrange qui a l’air d’un lac roulant couvert d’îles désertes, sans bords, un Mississippi d’Europe.
- Tout vous paraît petiot en quittant ces immensités;
- du reste, Püsta veut dire: la « sans fin » le steppe.

Il faut que nous revoyïons cela ensemble avec Edmond on achète un cheval excellent pour quatre ou cinq louis
- on le revend trois et l’on roule à travers le steppe,
- mais Gouzien est un infirme! Très « charmant » dans les endroits civilisés mais effrayés des déserts & de leur « inconfortabilité ».
- Je n’ai pas poussé jusqu’à Varna à cause de lui & j’ai effleuré Belgrade!! j’en étais à 18 lieues. Télégraphiquement à toi & à bientôt. Je vais aller en Belgique. Fély Je t’enverrai les épreuves du petit volume des Rospsodies Hongroises.[1]


Erre longtemps, éternel indompté! reste encore quelque temps sur terre pour le plaisir de nos yeux et la joie de nos âmes fatiguées de conventions, de convenu et de convenable! Rends-nous les grandes folies et les belles ardeurs remontées au Ciel avec les Dieux. Dis l’Amour et la Gloire, et le vieil honneur! Célèbre encore avec moi, frère, dans ce coin perdu de la Püsta où les réguliers ne peuvent nous entendre, toutes les nobles passions qui ne servent à rien, heureusement, sans cela ils y auraient ajouté de la vapeur! Et surtout n’essaye pas de devenir «honnête»! J’ai beaucoup vécu avec les «honnêtes gens» vois-tu et j’ai failli le devenir! J’ai eu de mauvaises connaissances: des notaires artistes, des peintres officiels, des médecins légaux, des avocats aussi, des sénateurs, des pontifes, des gens à plumets, ceux des Académies, de « grands industriels », des pharmaciens riches, des Présidents de la Cour de cassation!... Nos coeurs d’artiste, frère, à côté des leurs, sont purs comme les flots du Danube et comme les yeux de tes beaux enfants. Les « honnêtes gens », crois-moi, sont plus méchants, plus plats, plus serviles que les autres et... ils sont moins honnêtes...[2]

Les T’ziganes sont partout ! Ils sortent de terre, des troncs d’arbres, des lampadaires, de dessous les tables, comme dans les féeries. Ils jouent accrochés par grappes au rebord des balustrades, à califourchon sur tout ce qui humainement, peut se califourchonner. Ces fantoches sérieux grimaçants, ou hallucinés comme les Aïssouas arabes, se détachent sur tous les points lumineux. Une mélodie part d’un arbre, charmé on lève la tête, pensant aux harpes éoliennes : c’est un T’zigane qui, sous l’ombre des feuilles, accroché à une branche pour être plus près du ciel, chante la forêt comme une Hamadryade. Partout on entend grincer, crier, pleurer ou rire à crever les violons, cette musique odieuse & adorable, folle, - et à travers laquelle gémit cependant sans trève l’éternelle Douleur Humaine.
On exècre ou on adore cela, il n’y a point la matière à discuter, ou à de savantes controverses ! Une fois pris, on ne s’appartient plus. C’est l’absinthe ou la Vieille maîtresse. On est à cette musique. Elle entre en vous, fouille dans les replis de votre être, en fait sortir les joies & les douleurs oubliées, & sous son étreinte, vous donne le pressentiment des angoisses futures & des bonheurs toujours espérés. « Elle en avait beaucoup ! » dit Othello dans la tragédie primitive en regardant couler le sang de Desdemona; - et ainsi l’on s’étonne, sous l’impression de cette musique évocatrice, combien l’âme humaine a de vibrations & de sensations inconnues.[3]

(Ropsodies Hongroises.)

La graphie et la ponctuation adoptées par Félicien Rops ont été respectées mais nous avons corrigé les fautes d’orthographe courantes, sans modifier les accents, les tirets et la ponctuation d’origine.

[1]Lettre à Léon Dommartin, Paris, 6 septembre 1879. Collection Musée provincial Félicien Rops, Namur

[2]Extrait d’une lettre écrite à Charles De Coster, issue d’un cahier de Rops conservé au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale à Paris

[3] Lettre avec, dans la marge de gauche et dans le bas, cinq dessins de Rops représentant chacun le portrait d’un Tzigane, vers 1879. Collection Archives et musée de la Littérature, Bruxelles, ML 631/7

Découvrir d’autres chroniques

Les ateliers de Rops - Partie 2

Véronique CARPIAUX

Les ateliers de Rops - Partie 2

Lire la chronique

Les ateliers de Rops - Partie 1

Véronique CARPIAUX

Les ateliers de Rops - Partie 1

Lire la chronique