Chroniques ropsiennes

Un Gavarni doublé d’un Daumier

En 1856, fort de l’héritage laissé par son père et aidé de quelques amis, Félicien Rops fonde le journal satyrique Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires, dont le titre évoque et ironise ouvertement celui du journal parisien Le Journal des débats artistiques et littéraires, marqué par la politique de Napoléon III. C’est grâce au travail lithographique qu’il réalise pour Uylenspiegel – chaque numéro comporte huit pages dont deux illustrées par Rops – que le namurois est introduit sur la scène artistique parisienne. De fait, dès 1857, l’écrivain et journaliste Alfred Delvau (1825-1867)[1] lui consacre un article dithyrambique dans les colonnes du Rabelais au sein duquel il écrit : « Félicien Rops est le Gavarni de la Belgique, – un Gavarni doublé d’un Daumier, – c’est-à-dire qu’il a la grâce, la chatterie de crayon de l’un, et la couleur vigoureuse, – la brutalité de dessin, parfois, – de l’autre. Un double mérite qui vaut un double éloge. (…) Feuilletez la collection de l’Uylenspiegel et vous y verrez une série de lithographies qui peuvent, sans pâlir, être comparées aux meilleurs dessins de Gavarni et de Daumier; – j’insiste de nouveau sur ces deux noms qui représentent bien la double face du talent de Rops. (…) J’ai placé Félicien Rops entre Daumier et Gavarni. Je ne l’ai mis ni audessus – ni au-dessous »[2].

« Un Gavarni doublé d’un Daumier », voilà qui est plutôt flatteur pour le jeune Rops ! Mais l’artiste s’est toujours plu à souligner son individualisme et si dans sa correspondance, il fait maintes fois référence aux deux français – à Gavarni surtout – ce n’est pas tant comme modèles mais bien lorsqu’il s’agit de définir une des notions clés de sa pensée esthétique : la modernité [3].

Paul Gavarni, Un cauchemar, planche 3 de la suite Croquis fantastiques, publiée dans Le Charivari le 15 janvier 1839, lithographie, musée Félicien Rops, Namur.

Les réflexions que Rops émet à ce sujet se cristallisent souvent autour de la figure du peintre belge Alfred Stevens (1823-1906), dont Rops critique l’art avec virulence et se sert à titre de contre-exemple [4]. Ainsi écrit-il dans une lettre adressée au dessinateur Maurice Bonvoisin (1849-1912), l’un de ses plus fervents collectionneurs : « Je veux bien admettre que le meilleur chocolat est le chocolat Meunier mais je n’admettrai jamais que la meilleure modernité soit la modernité Stevens lorsqu’il y a eu la modernité Gavarni, la modernité Eugène Lamy, la modernité Daumier, la modernité Brion, la modernité Courbet, la modernité Millet, & qu’il y a la modernité Nittis, la modernité Duez, la modernité de Gas [Degas][5], qui ne se bornent pas à peindre dans différentes robes une dame qui décachète une lettre ou qui regarde un japonais »[6] ou encore « Comme artiste, les Millet, Rousseau, Delacroix, Daumier, Gavarni et cinquante autres de son temps sont à mille pieds au-dessus de Stevens »[7].

Honoré Daumier, Deux avocats : la poignée de main, vers 1862, plume encre, crayon et aquarelle sur papier, Rijksmuseum, Amsterdam.

C’est donc la modernité des œuvres de Gavarni et de Daumier que Rops souligne dans ses écrits, au même titre que celle d’autres grands artistes. Pour lui, l’art ne se résume pas à agencer en atelier « tout ce qui nous arrive d’emblée à la main »[8] ; à un « art ‘ d’arrangement ’ facile et banal »[9]. Il faut être le témoin de son époque, s’attacher au quotidien des choses, rendre la vie des bas-fonds, des bouges en passant par les boulevards… « Je ne sais peindre que les choses que ‘j’ai vues et senties’ en dehors des hommes, des femmes, des choses & des paysages de ‘mon temps’ car les paysages eux-mêmes changent d’allures, rien ne m’intéresse. Tout ce qui est en dehors est pour moi de l’Art faux, absurde, Pasticheur (…)»[10]. À propos de sa conception de la modernité, et de Gavarni en particulier, Rops déclare encore… « un peintre de modernité doit avoir, ce que Gavarni avait! »[11]: « l’œil & l’amour de toutes les élégantes perversités »[12]

Une des missives dans laquelle l’artiste namurois développe ses réflexions autour de la modernité est adressée à l’écrivain belge et critique d’art Camille Lemonnier (1844-1913). Celle-ci se révèle particulièrement intéressante, puisque Rops s’adresse à son correspondant et ami alors même que ce dernier rédige son Histoire des Beaux-Arts en Belgique[13]. Le peintre-graveur y fait à nouveau référence à Gavarni, avec lequel il se sent en communion de pensée et se reconnaît une affinité de tempérament. Mais surtout, à ce moment stratégique, Rops confesse lui devoir sa vocation de peintre : « Les Imbéciles m’ont pris pour un garçon ‘gai’ – Je suis un sombre au fond, un ‘mélancolique tintamaresque’ si tu veux. Gavarni – à qui je dois d’être peintre, (je ne sais pas s’il y aura à le remercier) m’avait dit au début. Vous serez comme moi : un sinistre à travers tout »[14].

[1] Quelques années plus tard, Rops réalisera pour Delvau le frontispice de l’Histoire anecdotique des Cafés et Cabarets de Paris, celui des Cythères parisiennes et des illustrations pour Le Grand et le petit trottoir.

[2] FUCHS, Léon [pseudonyme d’Alfred Delvau], « Félicien Rops », in : Rabelais. N°65, Paris, Samedi 17 octobre 1857, p.5-6.

[3] Rops s’est attaché à cette notion dans nombre de missives et textes. Voir à ce sujet le recueil réalisé par Hélène Védrine : ROPS, Félicien, Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps & autres Feuilles volantes, Bruxelles, Labor (Coll. « Espace Nord », n°146), 1998.

[4] 4 Fixé à Paris dès 1852, Stevens s’attache à représenter la femme parisienne de la haute société. En partie grâce à son frère Arthur, marchand d’art, Stevens connaît un certain succès et occupe une place de choix sur la scène artistique parisienne. 

[5] Hilaire Germain Edgar de Gas, dit Edgar Degas.

[6] Lettre de Félicien Rops à Maurice Bonvoisin. Paris, 5 janvier 1878. – Paris, Collection privée.

[7] Lettre de Félicien Rops à Théodore Hannon. Notes pour servir à l’histoire artistique de notre temps. slnd. [Paris, 1878]. – Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML 26.

[8]  Lettre de Félicien Rops à Maurice Bonvoisin. Paris, 11 décembre 1877. – Paris, Collection privée.

[9] Loc.cit.

[10]  Lettre de Félicien Rops à Philippe Burty. slnd. – Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML 26.

[11] Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin. slnd. – Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, BRII 7030.

[12] Loc.cit.

[13] 3 LEMONNIER, Camille, Histoire des Beaux-Arts en Belgique, Bruxelles, Weissenbruch, 1881. 

[14] Lettre de Félicien Rops à Camille Lemonnier. sl. 5 avril 1880.– Bruxelles, Musée Camille Lemonnier.

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