Lettre de Félicien Rops

Page 1 Recto : 1

Reçu argent – merci. Dubois est ici, il trimballe dans Paris avec sa femme. Il est venu me voir, – Rien de particulier à noter. Il m’a dit que tu avais commencé un tableau, mais que c’était un sujet triste. Il m’a dit aussi, (cela tout à fait entre nous, tu sais que je ne cache rien jamais des « on dit » qui peuvent te concerner) que il craignait que tu n’ayes l’idée d’abandonner la peinture. Tu sais mon vieux François que j’ai comme pincipe, l’habitude de ne jamais donner de conseils absolus à quelqu’un cependant vis à vis de l’amitié & de l’intérêt que je te porte je veux te dire mon opinion.

Je ne veux pas te reprocher d’être « versatile » moi qui le suis plus que personne & qui en ai beaucoup pâti. Mais cela te perd. Tu sacrifies six mois à tes études Parisiennes de « vues de ville » en art charmant pour lequel tu es fait tu le reconnais toi-même, & parce que – dans un moment ou personne ne vend tu ne vends pas, brusquement tu fais volte-face, sous une influence quelconque, car il y en a une certainement, & tu te lances dans un « tableau » en choisissant comme sujet, une machine de vente difficile, sujet triste comme en ont beaucoup fait les de Groux & les Meunier. Je ne te dis pas cela pour te faire abandonner ton idée, tu sais ma maxime : « il faut toujours suivre son idée même mauvaise, parce que l’on ne reconnait jamais si bien que par soi même qu’on a tort ». Mais pourquoi ne pas utiliser tes études si fraiches & si jolies & les mettre en lumière ? Pourquoi ne pas « persister » ? C’est déplorable de voir avec quelle facilité

Page 1 Verso : 2

tu gâches de belles qualités & avec quelle promptitude tu abandonnes les projets les plus caressés ! Tu te plains de ne « rien faire » mais comment veux-tu « faire quelque chose » tu ne fais rien de semblable pendant six mois ! Tu te dégoutes sans raison d’une « partie » dès que tu y trouves un peu de difficultés Tu me rappelles les bourgeois qui rencontraient des barricades pendant la commune au lieu d’attendre le « caporal commandant » & de patienter un peu pour passer, ils s’en allaient tâchaient de passer par d’autres rues, rencontraient naturellement d’autres barricades & ne rentraient pas chez eux.

Connais-toi toi même !!

Fais des vues de villes & si tu ne fais pas des vues de villes avec personnages si tu dédaignes ce genre adorable (comme si tu pouvais arriver à faire très bien en six mois !) fais des petits intérieurs – un homme regardant un tableau – une bonne femme avec un marmot, un paysan dans son champ &c &c –

Si l’idée d’abandonner la peinture te vient – je ne veux rien combattre – pourquoi ne pas essayer du décor chez Galland ou plutôt encore utiliser ici à Paris tes études d’architecture & te faire élève architecte payé ?

Note que je préfèrerais te voir continuer tes études de ville qui arriveraient, si tu avais pour deux sous d’entêtement, si tu attendais seulement un an, en les travaillant a te donner de vrais résultats mais si tu te décourages, si tu ne veux plus faire à un moment donné de peinture, il y a le décor & l’architecture qui sont là, & penses-y.

Note encore que je peux me tromper, que je n’ai pas vu ton tableau, que je ne sais pas ce que tu veux faire, que Dubois ne m’en a dit que le sujet, que tout ce que je te dis la, c’est donc simplement de la probabilité vague, mais j’ai quelque crainte de te voir abandonner une branche d’art qui certainement te menait à un but clair & net.

Page 1 Verso : 3

Je suis allé déjeuner chez la mère Lasne, on te demande & l’ami de Van Croutten a été fêté. Barbottin est allé à Lille poser sa candidature. Il y a un an, que tu arrivais à Paris. J’espère que tu viendras m’y retrouver & ta place t’attend dans l’atelier de la rue de Constantinople. On veut faire le réveillon avec toi ici absolument. – Le 15 avril nous inaugurerons l’atelier. Ce sera charmant. Décorateur architecte ou mieux Peintre de villes avec personnages tâche de revenir ici – Si j’étais de toi – Je ferais la vue de ville avec personnages – Je voyagerais a peu de frais l’été & je travaillerais l’hiver aux tableaux – Je suis sûr que tu vendrais. Mais personne ne vend maintenant Mon Vieux Franz :

Et surtout que cette lettre ne soit qu’une poignée de conseils dont tu dois choisir ce qui peut être bon, elle ne doit pas te décourager surtout mais elle te prouvera simplement que ton art me préoccupe & que j’ai pour toi une bonne amitié. Il est toujours plus facile de ne pas dire de vérités à ses amis que d’en dire & surtout plus agréable.

À bientôt de nouveaux dessins & tu les placeras j’en suis sûr. Nous allons faire de l’argent – En travaillant je peux t’envoyer pour 500 frs de dessins par mois que tu placerais facilement des dessins tantôt de 500 tantôt de 250. Tu garderais 75 frs sur les 500. C’est juste & naturel.

Est ce que Émile Van de Kerkove a des ressources sérieuses ? – Ceci en grande confidence réponds moi tout à fait entre nous. je te dirai que la maison de l’avenue Trudaine paraît dans la gêne, – une certaine gêne ; mais évidente

Page 1 Recto : 4

Inutile absolument n’est ce pas vieux de dire à Dubois qu’il m’a parlé de ton tableau, Je te dis tout cela pour toi & pour que tu en profites s’il y a à en profiter. Nous devons nous dire mutuellement tout ce que l’on dit de nous – c’est la meilleur façon de savoir l’opinion des gens & de l’apprendre d’une façon « profitable » comme je te l’ai dit plus haut.