Numéro d'édition: 0284
Lettre de Félicien Rops à [Edmond Deman]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Edmond Deman
Lieu de rédaction
Paris
Date
1891/04/07
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
APC/27194/72
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Fédération Wallonie-Bruxelles, acquisition réalisée grâce au soutien du Fonds Léon Courtin – Marcel Bouché, géré par la Fondation Roi Baudouin.
Page 1 Recto : 1
Paris le 7 avril 1891
En relisant votre lettre, à laquelle j’ai très partiellement répondu hier, je vois qu’il reste un tas de points d’interrogation, auxquels je dois des réponses :
J’ai sur le chantier, – ceci à propos de votre question sur l’Éloge de la Folie, – depuis quelques années deux ouvrages auxquels je travaille, trop doucement, mais auxquels je travaille un peu toujours. Le premier, (& je vous prie de n’en parler à personne, parce que les idées qui sont dans l’air, vont dans d’autres cervelles lorsqu’on ne leur donne pas assez vite corps.) c’est l’Éloge de la Folie, une série de planches, que je commencerais à graver après le Baudelaire & la Collection Rops-Dentu. Plusieurs dessins en sont entièrement faits & me paraissent donner un nouvel aspect, de ce que l’on veut bien appeler : mon talent. C’est en principe : l’Idée de faire en costume moderne, un livre humain et éternel, comme l’humanité ; – une revue des hommes & des femmes de ce temps : cinquante dessins. Ne vous effrayez pas : je grave très vite, avec mes nouveaux procédés qui me sont personnels & s’adaptent merveilleusement à mon faire. J’ai gravé hier, pour le catalogue des lithographies de Ramiro, en marge d’une de ses reproductions comme « remarque » une grande diablesse de femme, couchée sur une table, en trois heures, sur cuivre, morsure comprise.
L’autre ouvrage c’est : le Livre des Paraboles. – en costume Moderne. Une première planche en a été esquissée : Le grand Semeur. C’est un livre austère, & fait dans un mode grave, dans le genre de la planche des
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champs, que vous connaissez. Le texte sera le texte de l’Évangile. on publiera un texte anglais, & un texte français, que Ledrain interpréterait. –
Je suis de votre avis, je crois que j’ai « quelque chose dans le ventre » et que je je n’ai donné que la menue, et la très menue monnaie du pécule, que je tiens de mon naturel héritage. Je suis comme la femme d’Abraham, la bonne Sara qui à l’âge de soixante-dix ans s’est mise à faire des mâles, ce qui faisait autant l’éloge d’Abraham que le sien. Ce patriarche avait seulement le tort de flanquer dans le désert les enfants qu’il faisait à ses servantes.
Je crois très sincèrement & très simplement que mon heure est venue. Je le sens, je suis plein de passion pour toutes choses, & surtout pour mon art. J’ai jeté par les fenêtres ma monnaie artistique, comme quelqu’un qui a dans sa poche, un billet incontestable sur la Banque de l’Avenir, & improtestable aussi ! Quand j’ai cru mourir l’autre matin, j’avais deux tristesses qui me mordaient au cœur : la première : d’avoir fait souventes fois grand’peine
Ah ! mes défauts ! Mes vices si l’on veut ! J’ai
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toujours un tel dédain de l’opinion publique et j’ai si joyeusement et si allégrement porté le mépris bourgeois des villes où les hasards m’ont fait vivre, & où les pavés se levaient d’eux mêmes pour me lapider, que, de ces vices, j’ai toujours eu la fierté & l’orgueil. Je les aimais mieux que les vertus sournoises des gens que je coudoyais avec répugnance. Ils étaient de mon art & dans mon Art, & si je n’avais pas aimé la Femme, comme je l’aimerai éternellement, (car vous verrez qu’après ma mort mon léger Corbillard fuyant le discours des gens graves, disparaîtra du cortège funèbre pour suivre une jolie Madame, dans la rue à côté !) je n’eusse pu rendre avec la même ardeur les amours de mon temps, & fait quelque fois passer un frisson jusque dans les gélatineuses moëlles des Académiciens mort-nés. Gens qui au lieu de faire de beaux enfants à la Muse, ne lui coulent au ventre que des arrières faix, destinés à faire d’autres Académiciens, jusqu’à ce que Dieu, n’ayant plus besoin d’académiciens, en arrête les flueurs blanches ! –
mais reprenons mes devisées « d’affaires » : Je vous avais effectivement promis lors de notre première entrevue de vous envoyer les pièces curieuses dont je pourrais disposer ou simplement des épreuves des travaux que je ferais ; mais que voulez vous ? né riche, je suis né troué comme le tonneau des Danaïdes, l’argent coule de ma poche comme le vin des futailles défoncées, & je regrette plus un cheveu tombé de mon crâne, que l’argent parti. Ah ! je ne suis pas un repentiste ! – on se laisse aller :
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le marchand vous sollicite, & on lui vend. Puisque nous parlons « affaires » donc voici « grosso modo » mes prix de marchands : les grandes épreuves de grandes planches : 20 frs, – les petites : dix francs, les épreuves avec des textes manuscrits : 40 francs. – J’en ai quelques unes pour l’instant assez intéressantes avec des textes en marge, quelques un de moi, & aussi d’amis & d’autres. – Je n’aime pas beaucoup envoyer les épreuves, cela les abîme, & je suis sur ce point assez indolent je l’avoue, & j’ai tort. Cela m’empêche de vendre à des collectionneurs éloignés. Du reste je n’aime pas de vendre au collectionneurs ; C’est l’affaire des intermédiaires, dont les refus « commerciaux » ne peuvent vous blesser, ce qui rend les choses plus faciles & plus coulantes. Ce n’est pas mon métier d’ailleurs.
Vous recevrez dans deux jours votre bout de dessin du Château de Joyenval, qui est bien insignifiant ! C’est un croquis qui a servi à graver un menu pour Camille Blanc, propriétaire dudit château, & un vieil ami à moi. Le dessin de château a même été retouché par l’architecte ! Je le signe par complaisance pour vous, car ce dessin est enfantin. Dans une huitaine, je vous ferai parvenir votre croquis pour le Ramiro.
À bientôt Mon Cher Monsieur, Je vous serre affectueusement la main,
Félicien Rops
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Lisse, Crème.
Dimensions
177 x 112 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
Photographie Vincent Everarts