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New-York Lundi
3 Octobre 1887
Hôtel de la 5e Avenue.
Mon Cher Ami
je t’envoie deux mots au plus vite : Assez bonne traversée, deux jours de gros temps, dont une nuit de tempète superbe. Une mer démontée par un furieux vent du Nord sous un clair de lune de theâtre. Je me suis glissé, malgré la défense, en m’accrochant aux cordages d’étai jusqu’à l’avant, brossé par les vagues qui balayaient le pont, mouillé, coupé, sans souffle, mais le plus heureux des peintres. Je voulais, c’était mon rêve aller jusqu’au taille-mer m’accrocher au beaupré & augmenter la sensation aigue d’admiration, & même d’épouvante, que j’éprouvais, – mais j’ai été découvert par le maître d’équipage, qui s’est mis à gueuler, à siffler, à jurer : J’ai été empoigné par deux animaux dégoutants – c’est le mot, on a ouvert une écoutille & je me suis retrouvé sur les marches de l’escalier des troisièmes, à coté de deux Italiennes en prière. – On n’admettait pas
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qu’un passager des 1ères ait pu entre deux & trois heures du matin se promener sur le pont malgré la défense de Mrde Jousselin, capitaine de la Marine de la République. Or il n’y a pas de Communication entre les 3e & les 1ères Rien ! des cloisons étanches ! Ah la nuit cocasse ! Autre spectacle inoubliable les 500 passagers des troisièmes, tous éveillés par la tempète pleurant, criant, priant, s’embrassant & maldemerdant ! – Heureusement ma femme dormait. À sept heures lorsque je suis arrivé grelottant, vert elle n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. – Cela a été une des joyeusetés du voyage. Ma femme se porte bien & te fait ses Compliments. Jusqu’à présent je n’ai pas vu grand chose, mais tout m’intéresse New York me fait l’effet d’un Londres exaspéré, & les Américaines d’êtres des jeunes hommes d’une grande beauté.
À Bientôt Mon Vieil, déja vieil ami, je t’écrirai avant de remonter l’Hudson pour gagner les lacs. Merci d’être venu me donner « le coup de l’étrier » dirait MrLouis Ulbach en ses littératures prudhomesques.
Félicien Rops