Numéro d'édition: 1159
Lettre de Félicien Rops à [Henri Liesse]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Henri Liesse
Lieu de rédaction
Paris
Date
1888/01/27
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/7035/2
Collationnage
Autographe
Date de fin
1888/01/27
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Page 1 Recto : 1
Paris 27 janvier 1888
Mon Vieux Liesse,
J’allais écrire à Joanne pour obtenir des nouvelles de toi lorsque « ton mot » est arrivé. Il ne me dit rien de nouveau ! C’est toujours la même chose. Caton d’Utique au Sénat romain ne disait jamais que deux mots : Delenda Carthago ! Il faut prendre Carthage ! – Carthage c’est ton exécrable livre qui ne se terminera jamais ! Songe qu’il perd de jour en jour ce livre, ce livre inédit ; il perd, parce que tu ne le publie pas & que lorsqu’il paraîtra, il sera vieillot, – forcément, Les idées nouvelles arrivent comme des marées. Et les jeunes donc, c’est un flot ! Tu seras le vieux monsieur « confiant à la presse » un « Essai », « l’Essai de ses jeunes années » !!
– Vu Daudet au banquet Rodin : Toujours très vivant, malgré tout. Il te considère aussi « comme un cas ». Il y en a tant d’ailleurs de ces « cas » ! Récapitulons : En mars 1885, il te restait pour un mois de travail. Puis tu as passé un an à Chooz. Roman pas fini ? – Quatre mois à Anseremme, roman pas fini ! – Depuis que tu es chez Joanne, si tu avais passé un
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mois, un seul, à faire ce livre terrible à le finir ce grand œuvre peut être aurait-il eu lieu !! – Non tu continues à chercher midi à 600 heures, sans finir ce livre, en travaillant bêtement à des choses qui ne peuvent aboutir, qui n’aboutiront pas plus que tes contes présentés de côté & d’autre ! – Ton operette Messager n’aura qu’un résultat : retarder l’apparition de ton livre ; – or l’apparition de ton livre n’aura qu’un résultat : te faire
Évidemment, Mon Vieux, évidemment, je t’enverrai un dessin « vendable » le dessin des ressources suprêmes. Je n’en ai pas maintenant de prêt. J’ai dû pour avoir quelques sols, vendre inachevé le dessin que tu iras voir aux XX, & que j’avais fait pour Mallarmé : – La grande Lyre.
– Je t’en ferai un, voilà tout. Ah, moi je ne dors pas sur mes « chefs d’œuvre ! » – Si tu avais mis au monde une dizaine de Romans d’Hier, ce pourquoi tu étais né, tu n’en serais pas logé à cette terrible « belle étoile » si laide à quarante ans ! Mais non, il fallait faire : « le fort livre ! »
– Mais que dire devant les entêtements naïfs, car tu es un naïf pyramidalien, & rien autre chose, en attendant, – un naïf devant l’art, & devant la Vie !
– Car je dis & je le répète & je le répèterai incessamment : la première des conditions pour faire une œuvre d’art : c’est de ne pas penser qu’on va la faire ! Et de faire tout de suite ce qu’on a dans le ventre, sans essayer d’y fourrer des truffes ! Note mon Vieux, que tout ce que je te dis, ce n’est pas pour t’embêter, comme dit Jannot : c’est par pure amitié !!!
Enfin du reste, si tu es heureux comme cela !!!!
Je t’enverrais de l’argent, – naturellement, si j’en avais ! Mais je n’ai pu aller à Bruxelles « faulte d’ors » ! J’irai un de ces jours, je l’espère,
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je pourrai te venir en aide, sans te donner de conseils, – que tu ne suivras jamais, parce que tu as toujours vu faux « à côté », – comme Dieu qui a mis le remède à coté du mal, & jamais dessus !!
Mais enfin je n’ai que cela sur moi, & je te les donne pour rien, quand il y a des gens qui se les font payer, comme les avocats !
À toi & bien à vous mes amis
F. Rops
J’écris presqu’aussi illisiblement que toi maintenant !
Ô le rêve du « repos nécessaire » pour finir « le livre ! » mais tu n’as eu que cela depuis dix ans, & tu n’as rien fait
– Géricault a fait le naufrage de la méduse avec dix créanciers derrière la porte de sa mansarde, qui n’avait pas la longueur du tableau ! Il le faisait par morceaux ! mais on n’a jamais le repos !
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P.S. Tu n’as pas compris ce que je voulais dire quand je l’écrivais : Margueritte t’a pincé, : Je voulais dire que sans te connaître dans un roman, paru il y a six mois, il y a un type de littérateur qui te ressemble bigrement ! – Le mr dit entr’autres choses, à un Mr qui lui reproche de ne jamais publier son fort livre : « Croyez vous que dans ce moment peu favorable je vais lâcher un livre qui m’a coûté &c &c » &c. Tu m’as dit cette phrase à moi. Elle est nature, – et très comique. – Tu me dis : « je lui croyais du talent, » ce n’est pas parce qu’il t’aurait « pigé » qu’il n’aurait plus de talent !! Du reste il ne te connaît pas ou t’a oublié. Tu me dis encore : je juge un homme à son œuvre ! Mais c’est pour cela qu’il faut aboutir !
Aboutir !!
Aboutir !!!
et faire : œuvre !
Ah. Nom de Dieu ! les faiseurs de sabots, comme ils sont dans le vrai, ils font des sabots, du moins ! Du reste mon opinion est nette & je ne te l’ai jamais cachée : Les
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gens qui disent perpétuellement : Il ne me faut qu’un mois de travail pour terminer ceci, ou pour faire cela ne sont pas de vrais artistes, ni de vrais écrivains. Ils ne savent pas leur métier !! voilà tout ! Et il n’y a que cela qui « les empêche ». J’ai fait le tour de toutes ces choses là. Et ma conviction est archifaite : Tu ne sais pas ton métier : & tu n’en sors pas, au fond. – Sans cela tu serais un fol à lier !! C’est dans cette raison qu’est ton excuse.
Note que l’on peut être artiste & même écrivain, sans savoir son métier ! C’est à dire tirer vaillamment, nerveusement, brillamment, parti de ses facultés. & les mettre en œuvre & en rapport.
Ah ! On ne me prouvera par le contraire de ce que je dis ici !! Je suis dans le vrai.
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème.
Dimensions
177 - 177 x 224 - 112 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR