Numéro d'édition: 1340
Lettre de Félicien Rops à [Juliette Adam]
Texte copié
N° d'inventaire
Amis/LE/012
Collationnage
Autographe
Date de fin
2024/12/21
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Les Amis du Musée Félicien Rops
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Madame,
Ce matin il faisait du brouillard ; je déteste deux choses : les avocats et le brouillard, – je suis sûr que vous détestez le brouillard, vous qui avez encore dans les yeux des rayons du soleil italien ; – il faisait donc du brouillard et cependant j’avais une idée rose : c’était celle de vous écrire ; – je vous vois d’ici : vous secouez la tête d’un air mutin qui vous va à ravir, vous faites vos grands yeux et vous courez à la signature : vous ne me connaissez pas ! –
« Quel est ce mystère ? »
comme l’on dit dans les Opéras-Comiques. – Que voulez-vous, Madame, – il y a dans ce bas monde d’étranges choses et de singuliers hasards : Dieu qui a créé le monde pour sa distraction personnelle, doit quelquefois s’amuser beaucoup ; je suis sûr que l’idée qui fait écrire une lettre à une inconnue par un inconnu doit lui paraître assez drôle, – j’aime beaucoup trop Dieu pour le contrarier dans ses petits plaisirs, d’autant
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plus, qu’entre nous, le Paradis me fait l’effet d’être d’une gaieté douteuse ; – je persiste donc dans mon idée et … je vous écris ; – ce respect que je porte à la gaieté divine sera je l’espère mon excuse auprès de vous. Mais que vous dire ? – : que vous êtes jolie ? – D’abord comme toute jolie femme vous le savez, et vous avez raison ; mais tous vous l’on dit : depuis le gandin aux favoris transatlantiques, au col immaculé, à la raie irréprochable qui se penche derrière votre stalle à la Monnaie, jusqu’au prolétaire en guenilles qui vous frôle en passant ; – jusqu’au coiffeur qui ferme votre résille ; – jusqu’au garçon qui vous sert ; – jusqu’au poète maigre qui vous compare à la blonde Hébé ; – jusqu’au peintre qui a tâché de rendre ce sourire indéfinissable qui est votre triomphe ; – jusqu’à votre propriétaire qui vient toucher son loyer ; – les uns vous l’on dit tout haut les autres l’on dit tout bas ; – du reste vous êtes blonde et l’on ne peut chanter les blondes qu’en vers ; – je vous en ferai peut-être, mais pas par un jour de brouillard, cela fait chanter faux.
Faut-il vous dire que vous avez de l’esprit ? – Cela se devine, vos grands yeux gris bavardent si bien ! – Que vous avez du cœur ? – cela se devine moins, – parmi les trésors que cache la petite garibaldienne bleue,
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celui-là s’y trouve-t-il ? je donnerais beaucoup pour le savoir !
– Vous vous appelez « Juliette » un nom qui fait comme un petit bruit de baisers ; – mais les imbéciles gâtent ce nom charmant : tous se comparent à Roméo ; – et cependant le rôle est beau et digne de tenter un galant homme : jeter l’échelle de soie au balcon de Juliette et n’en descendre qu’au chant de l’alouette, est chose enivrante ; – mais il faut encore plus que votre consentement : il faut l’amour. Puisque ce mot tombe sous ma plume, si nous parlions d’amour ? – Au fait, entre un jeune homme de vingt sept ans (!!!) et une jeune femme de vingt de quoi parlerait-on ? Je vais si vous le permettez Madame, vous raconter une histoire, je vous demande un million de pardons si je vous parle de moi :
Quand j’avais quinze ans, à l’âge où l’on voudrait avoir les cent bras du géant Briarée pour pouvoir embrasser toute la terre ; on m’avait enfermé dans une grande prison froide comme une vieille fille et triste comme les Psaumes de la Pénitence, cela s’appelait un Pensionnat : le jour, je n’étais qu’un écolier mélancolique et résigné, mais la nuit arrivait et avec elle les heures de folles rêveries et de mystérieuses aspirations ; – alors une autre vie commençait pour moi : sous le coups de sifflet d’un machiniste invisible ma cellule austère se transformait, – Les tentures des Gobelins, les tapis d’Aubusson, les tapisseries de Flandre couvraient les murailles de rosaces flamboyantes
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de fleurs étranges, de paysages lumineux ; des parfums aimés brulaient dans des cassolettes d’or, enfin une table rayonnante de lumières, d’amphores, de cristaux jaillissaient du plancher comme dans toute féérie qui se respecte, pendant que les vingt cariatides de marbre qui soutenaient le plafond murmuraient – les chœurs de la Sémiramide de Rossini. – Ce n’était pas tout !! – à minuit, au douzième coup de la tradition, une femme jeune, blonde, naturellement, et masquée ! faisait grincer ma petite porte sur ses gonds et s’avançait vers moi en souriant …………. C’était un grand et vrai bonheur. – Au petit jour mes cariatides bleuissaient vaguement, mon démon aux cheveux d’or s’évanouissait dans mes bras, les paysages des Gobelins se voilaient de brouillards, et les mélodies de Rossini s’enfuyaient à la voix du frère portier qui braillait à ma porte : « Éveillez-vous donc Monsieur Lucien il est cinq heures et l’on a déjà sonné matines ! » –
Et je m’éveillais :
Grâce à cette double vie pleine d’hallucinations charmantes j’étais presqu’heureux ;
– Mais je n’avais jamais vu le visage de ma femme blonde ; –
J’ai cherché ce rêve pendant dix ans – comme on cherche toujours les choses impossibles ; je l’ai rencontré il y a dix jours, – c’était vous.
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Ne dites pas non, j’ai reconnu vos chers cheveux blonds et les rayonnements de vos grands yeux ; qu’en savez-vous d’ailleurs ? – nous ignorons les excursions étranges de nos âmes pendant le sommeil, – je suis persuadé que la vôtre prenait votre forme mignonne et venait me trouver ; – je vous jure que nous nous sommes aimés dans le temps, Madame ! ; – Profitant du moment où elles sont libres, croyez vous que les âmes sœurs ne volent pas l’une vers l’autre ? –
Vous ne m’avez jamais vu, vous ne m’avez jamais parlé ; moi, il ne m’a fallu qu’une seconde pour vous reconnaître, – c’était, à la station du Luxembourg, vous arriviez de Namur en compagnie d’un jeune homme pâle et barbu. Maintenant Madame, il me reste à vous demander une grâce, – bien grande ; mais vous êtes bonne et gracieuse et vous me l’accorderez ; – tenez je mets à deux genoux, je prends votre jolie main – la gauche – celle de ce petit cœur dont je voudrais connaître les portes et les détours pour y entrer et m’y cacher doucement ; je couvre cette chère main de baisers et je vous dis : « Voulez vous faire à votre plus fervent adorateur une gracieuseté digne de vous ? prenez une enveloppe, mettez sous cette enveloppe votre carte photographiée écrivez sur l’adresse
à Monsieur L.M.
L’homme aux rubans verts.
Poste restante
à Namur
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Et vous aurez fait un heureux – Ce sera la preuve que vous m’aurez pardonné ce bavardage et ce griffonnage. Je vais faire tous les jours les six lieues qui me séparent de Namur, ne me faites pas trop languir je vous en supplie ; Puis, six lieues au trot ! – ma jument Fanny va me croire bien amoureux ! Aura-t-elle raison ? –
Je vous reverrai ; – je veux vous revoir ; rassurez vous ! – vous ne me verrez pas ! – vous allez me croire vieux, laid, podagre ou bossu, – j’ai vingt-sept ans, les imbéciles me disent joli garçon ce qui serait un ridicule – les gens d’esprit me donnent du cœur, ce qui serait une qualité ; – les gens graves me trouvent trop fou ce qui serait un compliment ; – ce que je sais, c’est que le cœur me bat quand je prononce votre nom. –
Je baise mille fois ces petites mains et ces grands yeux, je m’arrête par discrétion :
L.M.
L’Homme aux rubans verts
Si vous ne m’envoyez pas votre portrait écrivez un mot à la même adresse. – ne craignez rien je suis le dernier des chevaliers et je suis discret comme une tombe –
Lundi prochain. moi et ma jument nous irons voir poste restante à Namur.
Détails
Support
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Dimensions
211 -212 x 266 - 133 mm
Copyright
musée Félicien Rops (Province de Namur)