Lettre de Félicien Rops à [Armand Rassenfosse]

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Je ne peux trop vous remercier Mon Cher Rassenfosse, de la ponctualité avec laquelle vous m'envoyez les épreuves de vos essais. Je vous en remercie beaucoup. Savez-vous que votre essai de vernis n°6 est tout à fait charmant & probant ? Cela donne des finesses charmantes et ma foi je crois que nous ne sommes pas loin du « vernis de l'avocat » ! À propos, le fond d'aqua-tinte qui entoure les têtes a-t-il été mis avant ou après le travail au vernis N°6 ? Ces têtes ainsi traitées sont très amusantes.

Quant aux deux, sur vernis à la benzine, je trouve cela des plus curieux et d'un très grand intéret. Envoyez moi s'il vous plaît un échantillon du papier translucide et du papier bleuté qui a servi pour le petit bonhomme qui tient un pot. Savez vous Mon Cher Rassenfosse que vous faites de grands progrès. Ce petit bonhomme au pot est très délicatement croqué, et la femme à la baignoire a de l'allure.

Il faut m'excuser beaucoup Mon Cher Rassenfosse de mon retard ; auprès de Mr & de Mme Henrard ; – je vis dans une torpeur artistique terrible : tout ce que je fais m'est odieux, me semble banal & bête. J'espère que j'en sortirai, mais cette phase est sinistre dans la vie d'artiste : Fromentin m'en avait déja parlé de ce dégout & de ce découragement, inévitable à ce qu'il paraît pour les vrais artistes, dont je suis, en dehors du talent que l'on a ou que l'on peut

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avoir. C'est disait Fromentin le passage du talent à la vraie maîtrise. Puisse-t-il dire vrai, mais « cette mue » est une vraie maladie. J'ai déchiré dans un accès de colère plus de vingt dessins et j'ai rayé à coup de burin, plus de cinquante planches ! Gardez bien celles que vous avez, car beaucoup n'existent plus. Je vois au delà, et il faudra bien que tout cela isse à la vie, ou j'y creverai Nom de Dieu ! – Je fiche les modèles à la porte à coup de pied dans les fesses au bout d'une heure de travail, et je déchire tout ! Ah ! c'est une vraie fièvre ! Je crois que si cela ne sort pas, je me retire à la campagne dans un coin de bastide, & je ne regarde plus une œuvre d'art de ma sacrée vie ! Que je voudrais avoir l'âme placide du marchi-chef Detaille, en voilà un heureux ce sacré cochon de mauvais peintre ! Cela entre à son bureau-atelier à neuf heures précises – cela met ses manches de lustrine, cela peint, cela dîne paisiblement, cela va au Cercle, puis en soirée, avec des petits compliments très bons pour le rhume, donnés aux femmes qui ont leur mois et ça recommence le lendemain ! – Moi, je rage contre mon art impuissant, vide, creux, niais, usé ! – Je n'ai plus qu'un plaisir : faire dix lieues d'affilée avec mon cheval à travers champs et dans la foret de Fontainebleau. Cela me calme, je me fous des peintres qui font du « vibrisme » et qui copient des arbres, les crétins ! Est ce que les arbres les copient eux ! –

J'ai un cheval qui mange du gigot, c'est ma seule originalité ici-bas. Et encore elle appartient à mon cheval !

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ah ! j'aime toujours les femmes ! – Mais quoi ! mon domestique les aime aussi – et mieux que moi puisqu'il ne perd pas du temps à essayer de les peindre ! – Mon jardin me console. Les roses que j'ai rapportées du Canada couvrent les arbres, et me sourient quand je rentre à la Demi-Lune, je finirai jardinier.

Voici les armes de la Demi Lune !