Numéro d'édition: 3046
Lettre de Félicien Rops à [Auguste Delâtre]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Auguste Delâtre
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1886/11/15
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
8813/t7/p37+8813/t7/p38+8813/t7/p39+8813/t7/p40+8813/t7/p41+8813/t7/p42+8813/t7/p43+8813/t7/p44+8813/t7/p45+8813/t7/p46
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1886/11/15
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
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La Roche-Claire, par Moulin-Galant (Seine-et-Oise) 15 novembre 1886.
Mon cher Delâtre,
Vous me demandez quelques mots d’explications sur ce que vous vous plaisez à appeler : « Mes procédés pour la gravure au vernis mou », dont je me suis tout particulièrement occupé, et dans laquelle vous voulez me faire croire « expert ». Hélas ! mon vaillant imprimeur, je suis plus un chercheur qu’un trouveur. Je n’ai jusqu’ici rien fait qui vaille, et en art je chercherai toute ma vie, ainsi qu’il faut. Je me préoccupe de la bonne technique, ce qui me paraît indispensable, et je crois que les choses doivent être peintes, sculptées, écrites, dessinées ou gravées, de la meilleure façon qui soit au monde, – si possible, – sous peine de n’être pas, ou de n’exister qu’en rêve. « Mais avant tout, et par-dessus tout, j’ai horreur des professeurs de tout poil, et de toute médaille, des doctrinaires, des prédicants, des pontifes à toge et à toque, gens qui d’habitude enseignent ce qu’ils ignorent. Les toges ne servent qu’à cacher les infirmités professionnelles, et les toques : les oreilles d’ânes des Institutaires. Je déteste même les donneurs de conseils, jugez si vous êtes mal tombé en me demandant d’apprendre n’importe quoi à n’importe qui ! Les gens font bien, quand ils doivent bien faire, par les moyens les plus divers et les plus opposés. Ce qui convient à l’un, ne convient pas à l’autre. Je crois qu’il en est de toute doctrine, de toute formule académique, ou autre, de toute recette, comme de ce remède contre le choléra, qu’un docteur célèbre, après essai, déclarait excellent pour les maçons, mais déplorable pour les ébénistes.
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« Donc il appert de tout ceci, ce que je vais raconter tout simplement « pour les camarades », la façon dont je m’y prends pour tâcher d’obtenir, ce que je n’obtiens guère ; et tout cela de mon banc d’élève des Écoles Anormales, sans grimper dans la chaire de M. le Professeur.
« Comme tous les artistes qui se sentent plus dessinateurs ou peintres, que graveurs, dans le sens absolu du mot, je me suis préoccupé des moyens qui pouvaient rendre l’aspect d’un crayon, ou d’un lavis. Je suis donc allé, tout naturellement, à la manière noire, à l’aqua-teinte, et à ce merveilleux procédé du « vernis mou », lequel en France n’a jamais eu de vogue, et n’a jamais plu au public, ce qui était déjà une raison pour l’aimer par-dessus les autres.
« Venons vite à nos procédés : le premier, la manière noire, auquel la gravure anglaise doit ses plus belles planches, au siècle dernier, et au commencement de celui-ci, est à peu près abandonné, et injustement.
On trouverait difficilement, à Paris, à l’heure actuelle, un planeur pour gainer une planche au berceau. Ce procédé comme l’aqua-teinte a été remplacé par la photogravure, chère aux « gens opulents qui protègent les arts », – plus expéditive d’ailleurs, mais où l’on sent toujours l’adjuvant mécanique, ce qui l’a empêché jusqu’à ce jour d’entrer dans l’illustration des livres d’amateur, ce qu’ont très bien compris quelques éditeurs, entr’autres M. Conquet, dont les livres sont établis avec une si belle entente de la véritable bibliophilie.
Les jeunes artistes, – ou les vieux, – qui voudraient faire de la manière noire en ces temps troublés, n’ont qu’à grainer tout simplement leur planche avec du sable tamisé, et une bonne molette, comme on graine les pierres lithographiques ; tracer ensuite à l’encre de la Petite-Vertu, leur sujet sur le cuivre nu, puis marcher de l’avant avec les brunissoirs, les ébardoirs et les grattoirs. S’ils ont pour deux sous de génie, cela viendra tout seul.
Pour l’aqua-teinte, on substitue au procédé ordinaire
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de la boite à grain, que tout le monde connaît un moyen très simple, dont je me sers souvent, et duquel, entr’autres le très précieux artiste Buhot a tiré des effets tout à fait charmants et inattendus. On fait dissoudre, jusqu’à saturation, une substance résineuse, réduite en poudre impalpable : poix de Bourgogne, mastic en larmes, ou résine commune, dans de l’alcool à 90 degrés.
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Il faut laisser dissoudre pendant un jour les matières résineuses. Pour s’en servir ou verse l’alcool sur la planche, de manière à la couvrir entièrement, on l’incline pour en faire écouler l’excès d’alcool, l’évaporation se fait promptement, et il reste sur la planche une couche résineuse, qui présente presque toujours un grain régulier. Je dis presque toujours, car pour des causes que ne pénètre pas mon ignorance, le grain quelquefois se crevasse, et l’opération est à recommencer. J’oubliais de dire que si l’on veut obtenir un grain fin et délicat, on ajoute à la liqueur-mère de l’alcool plus faible.
L’écueil de ce genre de travail ce sont : les cernes qui entourent souvent les différentes morsures.
On peut aussi obtenir des teintes plates d’un joli ton avec l’acide chromique, additionné de quelques gouttes d’acide azotique. On plonge simplement la planche dans un bain, on surveille la morsure, et on la retire plus ou moins rapidement, suivant le degré de coloration que l’on veut obtenir.
Nous arrivons, – enfin ! – à la gravure au vernis mou. Ce genre de gravure dont l’habile graveur Masson et le paysagiste Marvy ont ingénieusement pratiqué il y a quelque vingt ans, nous vient des Anglais qui ont, au siècle dernier, cherché à lui faire exprimer les effets que ne pouvait rendre la manière noire.
La gravure en « imitation de crayon » française avait été inventée vers 1760, par François, graveur en taille douce, qui habitait Paris. On l’exécutait à l’aide d’un jeu de roulettes de différentes grosseurs, comme celles qu’emploient, de nos jours, les retoucheurs de photogravures. On trouve encore parfois dans les portefeuilles des marchands d’estampes, des épreuves de planches de la fin du dix-huitième siècle, et du premier Empire, entièrement gravées à la roulette, et qui sont loin d’être sans mérite. Mais ce procédé n’a aucun rapport avec la Gravure au vernis mou, dont nous allons parler, quoique le but soit le même : rendre le travail du crayon.
Voici comment l’on procède pour graver au vernis mou, d’après la tradition :
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On fait fondre au bain-marie trois parties du vernis en boule ordinaire, dont se servent d’habitude les graveurs à l’eau-forte, et une partie de suif ou de graisse de porc. On ajoutera plus ou moins de graisse suivant la température : moins en été, plus en hiver, naturellement. On fait de ce mélange une nouvelle boule, que l’on ficèle dans un morceau de taffetas, du tissu le plus fin que l’on pourra trouver. On vernit comme à l’ordinaire, on enfume la planche, ou on ne l’enfume pas, cela dépend des goûts. La planche étant refroidie, on évitera soigneusement de toucher au vernis, la moindre empreinte viendrait à la morsure.
On prend ensuite une feuille de papier très mince, ayant un léger grain, on en rabat les bords sur le dessous de la planche, et on les colle. On taille un crayon demi-dur ou tendre, suivant le genre de dessin que l’on veut graver, – plus le vernis est mou, plus le crayon doit être tendre, – et l’on dessine sur le papier, comme à l’ordinaire, en appuyant fortement, ou légèrement suivant que le travail doit être plus ou moins accentué. Partout où le crayon a passé, le vernis s’est attaché au papier et lorsqu’on enlève celui-ci, le dessin est reproduit en négatif sur le vernis. On borde la planche avec de la cire, et l’on fait mordre.
Voilà donc la méthode classique pour le soft groung etching des Anglais, le vernis mou des Parisiens.
Les désagréments de ce genre de gravure ainsi compris sont : 1° l’impossibilité à peu près absolue de compléter ou de retoucher la planche après la morsure ; 2° la monotonie du travail du travail, quelque soit l’habileté de l’artiste. J’ai essayé de remédier à ces défauts et voici comment j’opère, – seul !
Je choisis un cuivre dépassant la dimension du dessin que je veux graver, et pouvant me laisser des marges de 3 ou 4 centimètres de largeur, en tous sens. Je prépare plusieurs feuilles de papier de différentes sortes, et de grains différents, mais de peu d’épaisseur. Il suffit pour cela de faire quelques recherches : à Paris, on finit toujours par trouver les choses dont on a besoin. Pour éviter l’obscurité, nous désignerons différentes
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espèces de papier par des numéros. Le n° 1 représentera le papier calque ou végétal ; le n° 2 sera très léger et d’un grain très fin, le papier dont se servent les fleuristes pour fabriquer les roses blanches artificielles est excellent ; le n° 3 aura le grain plus fort : un papier écolier très léger fera notre affaire ; le n° 4, employé très rarement, désignera le papier au plus gros grain : presque tous les papiers de Hollande légers peuvent servir. Ces papiers, excepté le n° 1, le papier calque, seront découpés de la dimension du dessin à graver, afin de pouvoir s’en servir comme il va être dit.
Je trace les contours du dessin à graver avec une encre légère, sur le n° 1, papier calque, dont les bords doivent être plus grands que la planche de cuivre. Sur la partie de ce papier qui doit, une fois placé sur le vernis, correspondre aux marges, je trace des croquis qui me serviront plus tard de points de repère : une tête, un arbre, une arabesque quelconques. Je pose ensuite très délicatement ce papier sur le vernis, je le fixe par la partie du haut seulement, en le collant, après avoir rabattu les bords, sur le dessous de la planche. Les bords latéraux et le bas seront simplement maintenus en place par de petites boules de cire à modeler. Je dessine au crayon, sur le papier calque, les parties délicates du dessin que je vais graver. Etant donné, par exemple, que ce dessin représente : Une jeune Mahométane étranglant un perroquet à Bougival, je dessinerai sur le papier calque, la tête, les mains, « les chairs » de la jeune Infidèle, les plumes de l’oiseau, les fonds de ciel. Ces parties terminées, je prends une pointe à décalquer, et je repasse avec cette pointe les croquis de repère qui sont, comme nous l’avons dit, dessinés à la plume ainsi que les contours du dessin, sur le papier calque. Cette pointe donne, à travers le papier, sur le vernis, un tracé très net. Ceci fait, je dépose ma planche sur une table, je soulève avec précaution mon papier calque, en le laissant collé au cuivre par sa partie supérieure. Vous voyez cela d’ici : le papier calque est là,
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retourné, flottant, mais toujours collé au cuivre ; il n’y a de détachés que les bords qui ont été primitivement fixés par les petites boules de cire. Alors, je prends un large pinceau imbibé d’acide nitrique à 30 degrés, et je le passe sur les parties gravées des marges, en évitant de toucher avec l’acide le sujet principal. Ces croquis de marge sont gravés à peu près instantanément. J’enlève l’excédent d’acide à l’aide du papier buvard, je dépose quelques gouttes d’eau pour neutraliser ce qui pourrait rester d’acide dans les tailles, j’essuie avec un bout de chiffon et je laisse sécher. Je prends un second pinceau chargé d’une mixtion d’essence de térébenthine et d’huile d’olive, et avec ce pinceau j’enlève proprement le vernis qui recouvre les croquis que je viens de graver. Voilà donc mes points de repère à nu. Je prends alors le papier n° 2, je le pose avec précaution sur le dessin commencé, qu’il couvre exactement, puisqu’il a été coupé de la même dimension, je rabats le papier végétal sur le papier n° 2, je le fixe à nouveau avec les petites boules de cire ; les points de repère que je distingue sur les marges, me servent déjà pour le replacer exactement, et je continue mon dessin avec un crayon taillé finement, et plus dur que le premier crayon employé. Le travail du crayon se transmet sur le vernis à travers les deux papiers.
Je traite alors les parties qui ont besoin d’un travail moins délicat : les vêtements, les arbres de la Grenouillère, et j’indique un canot qui se trouve au second plan. Je soulève à nouveau le papier calque, en décollant seulement les petites boules de cire, j’enlève le papier n° 2 et le remplace par le papier n° 3. Je refixe le calque et je continue comme précédemment, en dessinant toujours sur ce calque permanent. Le grain du papier est plus gros, je dessine le chapeau de la musulmane oublié sur la chaise de l’avant-plan, et un chapeau haut de forme qui se trouve là par hasard. Nous ne nous servirons pas pour cette fois du papier n° 4. C’est fini ! J’enlève le tout, je badigeonne les marges dénudées de petits vernis à couvrir, j’entoure la planche de cire à border et je fais mordre. Nous parlerons tout à l’heure de la morsure.
Après cette dernière opération, on tire une épreuve :
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si la gravure ne rend pas bien l’aspect du dessin, ce qui arrive souvent, on revernit la planche, on découvre ensuite, toujours à l’aide de la mixtion d’huile d’olive et d’essence de térébenthine, les croquis de marges qui doivent servir à repérer l’éternel, l’immuable papier végétal que l’on colle par le dessus, toujours comme il a été dit, et l’on retouche sur le dessin primitif en se guidant d’après l’épreuve. On peut répéter cette opération autant de fois que cela est nécessaire.
Cette manière permet autant de retouches que l’on veut en faire, et les différents grains des papiers sousposés enlèvent la monotonie des gravures faites en dessinant sur le même papier. Inutile de dire que les crayons peuvent être variés à l’infini, ce qui permet toutes les combinaisons possibles.
Quant aux mordants, je me sers très rarement d’acide nitrique pour faire mordre les gravures au vernis mou. J’emploie soit le bichromate de potasse étendu d’eau qui donne de bons résultats, soit un mordant à base de chlore et dont voici la formule : om prend 10 parties d’acide chlorhydrique fumant du commerce (renfermant 40 % d’acide sec), on l’étend de 70 parties d’eau et on y ajoute une solution bouillante de 2 parties de chlorate de potasse dans 20 parties d’eau. On peut alors étendre avec 100 ou 200 parties d’eau, suivant les nécessités du travail.
En voici une autre plus simple :
Chlorate de potasse …….. 20 gramme.
Acide chlorhydrique …….. 100 -
Eau ……………………………….. 880 –
Cette eau-forte se rapproche du mordant qu’emploie me dit-on, Seymour-Haden, l’habile aquafortiste anglais. Ces eaux-fortes mordent sagement, sans bouillonnements, sans l’effervescence de l’acide nitrique. Leur seul défaut, c’est la difficulté d’en suivre les progrès sur la planche, celle-ci paraissant presque noire. On s’habitue d’ailleurs très vite à faire mordre au jugé. Pour les dernières retouches, on peut employer, mais
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avec discrétion, les roulettes et la pointe sèche. Seulement dans ce dernier cas il est bon de « pointiller », afin que le travail de la pointe s’harmonise autant que possible avec le jeu du crayon. On peut aussi, – ce que je fais souvent, – affaire de pure fantaisie, poser des grains à l’alcool soit avant, soit après la morsure. J’ai cru remarquer que le travail du crayon prenait mieux sur une planche préparée avec un grain léger. Malheureusement les planches traitées de cette façon ont le désavantage de trop rappeler la photogravure ; cela n’a rien d’étonnant, MM. les photograveurs faisant un grand usage de la boîte à grainer. Mais il n’y a pas lieu de s’arrêter à ce détail. Qu’un directeur des Beaux-Arts quelconque, après avoir ânonné un discours sur l’esthétique, – dont il ne sait d’ailleurs un traître mot, – rentré dans la vie privée, ne puisse distinguer une photogravure d’un vernis-mou, d’une aqua-teinte ou d’une manière noire, cela n’a aucune importance : les compréhensions artistiques n’étant pas de l’emploi ; mais un connaisseur, un amateur sérieux, un collectionneur ou un artiste qui s’occupe d’art, ne s’y tromperont jamais.
Me voici au bout de mon rouleau, mon cher Delâtre ; ce n’est pas court, et cependant je ne peux même dire, comme le fameux capitaine de Durandeau expliquant son cirage : « C’est long, mais voilà ce que j’obtiens ! »
Vous m’avez demandé comment je faisais mon vernis mou. Je vous l’ai dit. Je ne veux pas que l’on croie que je cache toutes sortes de choses dans le fameux sac à malices, dont beaucoup tiennent les cordons fermés, pour faire croire à des secrets que Polichinelle sait bien ! Je vous donne tout cela, non pas comme « bon » mais comme mien, avec le vieux Montaigne ; et puis, en cela, comme en tout, le principe du : « Fais ce que tu voudras » est bien le meilleur ! quoiqu’en peuvent dire les Instituts, les Institutions, les Institutes et Instituteurs et les Institutaires.
Vous voyez, mon cher ami, comme je vous le disais en commençant, combien j’ai peu de dispositions pour faire métier de cuistre. Je viens de vous le bien prouver. Acceptez mes grands regrets et mes amitiés.
Félicien Rops
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P.S. – J’oublie de dire que l’estompe posée sur le papier calque, donne un travail d’une extrême finesse. J’en ai fait un grand usage dans la planche qui accompagne cette lettre. Elle donne une « blondeur » qui peut être très utile à l’occasion. L’estompe de Liège est la meilleure.
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