Numéro d'édition: 3238
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Léon Dommartin
Lieu de rédaction
Paris
Date
1889/03/26
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
1972/A/841
Collationnage
Scan
Date de fin
1889/03/26
Lieu de conservation
France, Paris, Fondation Custodia
Apostille
à Léon Dommartin (Jean d'Ardennes)
Page 1 Recto : 1
Paris 26 mars 1889
Mon Vieil,
Reçu l’excellent article, – très bien ; rien à ajouter, ta canne fait de jolis moulinets, & avant de fourrer à nouveau leurs museaux à sa portée, les « Flamingeants » y regarderont à deux fois.
Je ne comprends absolument rien à l’affaire Carlier. Comme tu m’avais recommandé de ne pas lui dire que tu m’avais écrit. Je ne l’ai pas dit ! C’était simple. Je ne lui ai pas davantage laissé soupçonner quelque chose de commun entre nous, à ce propos. Est ce parce que je suis allé le trouver à l’hôtel, & qu’il a cru que tu m’avais envoyé son adresse ? Il ne m’a pas soufflé mot de toi. Toujours des cachoteries. Ma conviction est que sa femme va venir, ou est à Paris. Il a commencé par se plaindre de « sa solitude », – qu’il ne pouvait plus se faire un restaurant etc &c &c. Bref, l’affaire est claire pour moi, il veut refaire un collage ici, & nous
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n’y pourrons rien. Comme tu le disais, il y a là une force de grosse inertie contre laquelle une baliste( ?) serait impuissante. Il est venu dîner ici, il y a un mois, depuis lors plus de nouvelles. Toujours aimable & gai, d’ailleurs.
Tâche de venir au début de l’Exposition vers le 4 mai prochain, ou vers le 1er. Ce déballage sera curieux, certainement. Paris se hérisse déjà de rastaqouères aux peaux de réglisse ; & toute la racaille interlope grecque, italienne & Tunisienne, fait résonner les Edens de son sabir. Des femmes bizarres apparaissent et d’instinct, on boutonne son gilet, & l’on enfouit son porte monnaie hors portée, de ces regards luisants & de ces doigts appréhendeurs. Très curieux déjà ! De bons Belges enluminés par les vins de chez Duval, promènent leurs bajoues « de Gand » & trimbalent orgueilleusement des demoiselles qui ont réjoui la jeunesse d’Arsène Houssaye, & que nous connaissons depuis 1857 à peu près. Mais : faut bien profitaïe « est ce pas ? » Quelle race ! : laide, lourde, grossière, méprisante & plate, gouinfreuse sans gaieté, & lymphatiquement ivrogne ! Ils viennent déjà mendier des décorations ceux là, & le brave Bayens commence à se cacher dans sa cave pour leur échapper. Il me disait mélancoliquement : Je peux bien causer avec vous cinq minutes, vous ne me demandez rien ! pas même à déjeuner ! Depuis que l‘on a posé la première pierre de l’Exposition, j’ai, par jour, dix exposants qui viennent cracher sur mon tapis en me demandant pour cela la « laigion d’honneurrr ! » « Tas de cochons ! » Voilà l’opinion de leur Chargé d’affaires ! – Entre nous, car on le destituerait cet aimable épicurien qui blague ses administrés.
Je m’installe, R.Boieldieu grde fenêtre au N. Fenêtre R.Boieldieu
Voilà le plan :
Croquis
<croquis 1 – atelier – Fenêtre au Midi – Petit atelier – Petit Salon Cour intérieure couverte – antichambre – couloir couloir – cuisine >
– une antichambre.
– un Couloir
– un Petit salon
– un grand atelier
– un petit atelier
– une cuisine lilliputienne au gaz
3 pièces convenables :
les deux ateliers et le salon. 4 pièces adjuvantes : l’antichambre, le couloir pour faire passer les gens sans passer par l’atelier, & la cuisine microscopique. En plus les lieux particuliers dans le couloir de l’Escalier de service.
Prix : 1500 balles. C’est moins cher qu’au Parc Monceaux & c’est rue Boieldieu, centre de Paris. Car, Sale Topographe, il n’y a jamais eu de place Boieldieu ! Jamais !! Qu’eussent dit Marivaux et Favart ! C’est, ce
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devrait être : « une place » mais ce n’est pas une place, c’est une rue ! Et avec un seul numéro !
Allons je crois que je serai bien là. Je vais achever d’y transporter ces fameux meubles de travail, qui étonnent tant les Belges, par leur rusticité, eux qui rêvent l’atelier-cocotte et le bahut gothique !! Et quand j’aurai écrit sur la muraille, ma bonne épigraphe de Montaigne, tout sera prêt ! J’ai peur de commencer ! C’est sérieux vois-tu, c’est la grande lutte : celle qui va décider de la victoire, si victoire il doit y avoir !! Et j’ai peur en regardant cet atelier vide & qu’il va falloir peupler de hautes visions. L’Art m’accule, il n’y a plus à reculer !! Je sens sur moi le regard dur des Vieux, qui ont lutté aussi, & souffert aussi pour donné forme à leur rêve ! – Quel art court ! et cependant terrible ! Ah le sacré modèle qui est là & vous défie ! Comme on ferait bien mieux d’aller planter des Choux – même de Bruxelles ! & se décider à mourir tranquillement sans rien laisser après soi, que ce que tout le monde peut faire ! – Âmes heureuses de Bayard, d’Adrien Marie, de Vibert, & de Detaille je vous envie en vos sérénités & en vos satisfactions ! – Merde !!!
– Je viens de faire « un contrat » pour me foutre à moi même le pied dans le cul & m’obliger à la production forcée, quand même !! – La maison Dentu commence la publication de 12 plaquettes grand en oct. colombier – avec douze eaux fortes sous le titre : Collection Félicien Rops. Auteurs de mon choix, mais je ne peux
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y fourrer de des noms de Jeunes, & trop connus. Je vais pêcher dans ceci : Rosnay – Haraucourt, Hervieu, Lavedan Margueritte, Ajalbert, Jullien, Darzens Madeleine, Huysmans, Mirbeau. P. Bonnetain. &c. &c. Ce seront des contes à frontispicer. Ah ! quel travail ! J’en crève d’avance, & j’en ai le trac ! Il faut que cela soit très bien ! Ce seront mes derniers frontispices. Après on fera autre chose : Le livre des Paraboles & l’éloge de la Folie. Il faudra bien que tout sorte nom de Dieu, ou j’y crèverai pour de bon !
À toi, Vieux, embrasse les tiens pour moi,
Fély
1, R.Boieldieu (l’immortel auteur &c)
Je t’envoie des rosiers. – Un que j’ai rapporté d’Amérique – (forêt près de Milwakee) – fleurs simples, une merveille. Il paraît qu’au 18è siècle on le cultivait dans les jardins d’Europe.
Il y a de chaque espèce deux exemplaires : un pour Bruxelles, & un pour là bas, au Coq. Seulement lorsque cela arrivera si tu ne peux aller au Coq tout de suite,
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mets-les en bonne jauge dans ton jardin en attendant quelques jours.
– Au Coq, plante cela au Midi, & où tu voudras, à Bruxelles. Mais ne tarde pas trop, car la saison s’avance.
N.B. Ils sont taillés – pour la reprise & tu n’auras jamais besoin de les tailler les autres années, & ne les laisse pas « tailler » ! À force de tailler les bourgeois « obtiennent » trois roses sur des rosiers qui en donneraient cent. Voilà les conseils du bon horticulteur !! Laisse faire la Bonne Nature & tes rosiers grimperont sur ton toit.
À t
Fély
N.B. Je t’enverrai dans quelques jours l’annonce de la Collection Félicien Rops parce que la machine est montée par souscription, & cela a besoin de réclame, car il faut bien en passer par là, & se servir des armes qu’emploient vos ennemis ! Ah ! Mon Vieux, quelle préoccupation d’art, elle vous donne cette sale gueuse de Paris ! On ne peut penser qu’à faire « l’œuvre », & on en crève. Si je n’avais pas ce bout de Corbeil je n’y résisterais pas !
Tes rosiers n’arriveront pas avant huit jours tu comprends : la Belgique exige un tas de papperasseries pour « le Philoxera ! » Les vignes Belges ! – Ce peuple est un prétexte à inénarrable gaieté ! On n’est jamais seul avec cet animal là !
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Gris-vert?.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.