Numéro d'édition: 3242
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Léon Dommartin
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
1972/A/846
Collationnage
Scan
Date de fin
2024/12/26
Lieu de conservation
France, Paris, Fondation Custodia
Apostille
a Leon Dommartin - dit dom
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Tache de Pétrole – la lampe des veilles !
Demi-Lune
12 juin,
Je suis ici depuis ce matin « occupé » à voir fleurir mes rosiers, & j’interromps cette grave « occupation » pour t’envoyer une vieille longue lettre d’antan. Je ne comprenais rien à tes agissements. Tu pars pour l’Algérie, tu en reviens, pas de Dom ! Tu sais cependant que à moins d’un hasard inespéré, si on ne prévient pas, à Paris, on ne trouve pas les gens qui travaillent, chez eux. Une carte postale est vite écrite, & vous arrive assez vite ; la carte télégraphique est mieux :
Modèle : Rops 1 Pl. Boieldieu
Serai à deux heures chez toi
Dom
Cela coûte 30 centimes. Tous les gens qui ont le désir de vous voir en usent. Sans cela personne ne pourrait travailler ! Quant on habite au centre de Paris, on est bien forcé de se verrouiller ! Cent personnes sonnent chez vous par jour ! J’y suis le Jeudi pour tout le monde et toujours pour toi, quand tu préviens. J’ai dû prendre cette décision radicale depuis deux ans. Il y avait des gens qui montaient de Tortoni chez moi, retournaient à Tortoni, ramenaient des camarades pour voir le modèle, ou l’eau-forte en train, puis retournaient achever leur absinthe. J’aurais pu « opérer » sur la place Boieldieu en y faisant transporter mon attirail de graveur. C’eut été plus facile pour ces Messieurs. J’ai foutu
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tout ce monde là dehors. Cela me fait une réputation d’ours, et je m’en trouve bien. J’y suis le Jeudi de sept heures du matin à midi : – Voilà. L’autre jour le duc d’Aumale est venu se coller son nez Bourbon à ma porte, & est redescendu mes cinq étages sans avoir pu voir les dessins de son Zadig. On deviendrait le domestique de tous les amateurs d’art. C’est à eux à être vos domestiques. J’en ai assez ! –
– Donc je rageais contre toi, on t’a vu, tous, et partout, excepté moi. C’était bête. D’autant que je ne m’imagine pas qu’un Monsieur qui file pour Constantine, ne prévient pas la belle administration des Postes de la ville de Bruxelles en Brabant, de faire suivre sa correspondance, ce que ferait le moindre marchand de cirage, et ce que tout le monde fait depuis Louis XI. Donc je croyais que tu avais eu ma lettre dernière, dans laquelle je te disais que j’avais bien des choses à te dire, & que je venais de sortir d’une maladie très grave. – Ce que j’ai toujours à te dire d’ailleurs, et ce sont des choses qu’on ne confie pas à une lettre, & qui sont d’ordre très intime. – J’irai d’ailleurs en Belgique en aout, & peut être te verrai-je avant cela ; il y a ici trois Salons ouverts, & un mois de juin doux et voilé qui ne me déplait pas, un été de Jersey & de Bretagne, avec des verdures inconnues aux environs de Paris & à son sol calcaire & chaud.
Donc je t’ai envoyé le volume, le 2e de Rodrigues. Si tu en parles, il y a dans la préface deux lettres assez curieuses pour le temps, & dont tu pourrais faire des extraits. Mais tu auras à lutter avec Hallaux, qui
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ne m’a pas même envoyé son bouquin. Tu sais n’est ce pas cette histoire. Il me demande un frontispice pour son voyage à Naples. Je le fais attendre quelques mois. J’étais accablé d’ouvrage, puis franchement le sujet ne me disait rien qui vaille, et faire quelque chose en collaboration avec cette vieille canaille de Tristemacaire me répugnait. Cela en était là, lorsque je suis tombé malade. Hallaux m’a écrit des lettres aigres-douces auxquelles je n’ai pas répondu, j’étais dans mon lit, et les choses en sont restées là. Que veux-tu faire avec « Hallaux au Vésuve » d’ailleurs ! Je ferais un frontispice à « De la Manutention chez les Assyriens, ou aux œuvres de Louis Hymans, mais je ne vois pas Hallaux nez à nez avec le Vésuve ! – Non ! J’aurais pu faire un dessin comique, mais cela eut blessé mon vieil ami.
Enfin, quand tu le verras dis-lui qu’il m’envoie son livre en signe d’oubli ; et qu’il en fasse un second : Je le frontispicerai ! Je le jure sur notre patrie commune : la Vallée de la Meuse !
À propos de Meuse que fait Carlier ?? Liesse en est toujours au même point. Il y a un an qu’il est ici, et il n’a pas trouvé moyen de gagner un sou ! Il vit de « tapages », de rêves, d’empruns bêtes ; c’est une tête désorganisée. L’Hopital est imminent. Du reste il ne devient plus intéressant, ce métier de tapeur devient odieux & niais. – Il est resté chez moi quatre mois, puis est allé louer deux chambres qu’il ne peut payer. Enfin, c’est un cas, et comme je te le disais : plus intéressant du tout.
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Moi, mon Vieux, j’en ai passé de dures. C’est le sort de tous Ceux qui vivent sincèrement pour leur art en un temps ou on se fout de ces choses là. C’est ma maladie à moi, de mettre cette « foutaise » audessus de tout. Si dans six mois je n’ai pas artistiquement parlant « changé de peau » je me fais maraîcher & fleuriste, et je ne touche plus un burin, ni un crayon ni un pinceau. Mais je me connais : je dompterai tout cela, j’ai déjà passé par là. Tous les sept ans je fais peau neuve. De ma dernière incarnation, 1881 ! – j’ai fait les Sataniques. De celle ci dans six mois il sortira quelque chose : un autre art. Ces avatars sont dans ma nature mais je ne me transforme qu’avec douleur, comme les Serpents qui changent de peau. Si je pouvais faire le même art, ou un art « courant » je gagnerais cent mille francs par an ! Mais dès que mon art devient « courant » & admiré des foules, il me devient odieux à moi, me répugne, et je vois plus haut & plus loin. Art impeccable, serein, tout fait, sans secousse, sans hésitation, sans défaillances de pensée & de cœur, art doux & agréable à faire en secret ou en voyage des Detaille, des Vibert, des Bouguereau, des Lefebvre, des Carolus, (Carolus ! sa moutarde !) que je vous voudrais pour moi ! & quel homme admiré & heureux je ferais ! Je n’ai qu’une chose qui me console vois-tu, c’est que je suis une probité artistique. Tel croquis près duquel on passe, m’a quelque fois coûté des longs jours de travail. C’est idiot, mais c’est ainsi.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.