Numéro d'édition: 3555
Lettre de Félicien Rops
Texte copié
N° d'inventaire
GD/E0237/DOC
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops
Page 1 Recto : 1
………« To-zol-mi-va-to ! jandez mon bedit lami, jantez gome moi » et je vois encore les deux gros doigts rouges & ronds comme des saucissons de Francfort, s’abattre sur le rebord de la table, marquant la mesure.
– D’où venait le père Buch qui me donnait à Namur, en Wallonie, ces étranges leçons de solfège vers l’an 1850 ? C’est toute une histoire ! Il était clarinettiste dans un régiment d’infanterie saxonne. Après Waterloo, son régiment, arriva par un beau soir à Namur, et y passa la nuit. Le billet de logement du clarinettiste Karl-Ludwig Büch le fit échouer dans la maison d’un boulanger qui avait une très jolie fille. Karl-Ludwig était blond comme un panais, il avait l’oreille juste et le cœur sensible ; les wallonnes n’ont pas seulement la beauté du diable, elles en ont aussi la malice ; bref, le matin venu, Karl-Ludwig Büch était amoureux « bour la fie ».
Fut-il par amour déserteur et latitant ? attendit-il son congé pour voir couronner sa flamme ? c’est un point d’histoire qui restera éternellement dans l’ombre, attendu que le père Büch fut à ce propos d’une discrétion tombale. Toujours est-il que le 3 septembre 1815 Karl-Ludwig Buch épousait Marie-Josèph Wilmart, la belle boulangère de la rue des Fossés-Fleuris, qui avait des écus comme toutes les belles boulangères de ce temps-là, et tout ce qu’il fallait pour mettre en joie un clarinettiste saxon ; car en 1848, lorsque j’étais en septième, c’est à dire trente trois ans après ces justes noces, la mère Buch avait encore des restes fort aimables, et « des estomacs » qui jetaient le trouble dans les deux divisions du Collège N.D. de la Paix, où je traduisais l’ « Epitome Historiae Sacrae » du Père Lhomond. Comme tous les Allemands Büch avait une âme de vrai musicien ; une fois par semaine il venait passer la soirée à la maison, avec un autre Allemand qui s’appelait Von Gelroth, également enlisé à Namur pour les mêmes raisons amoureuses & matrimoniales, et qui, comme le père Büch, également, jouait de tous les instruments. La soirée était simple : on faisait monter trois bouteilles de vieille bière de Namur : « del’vie Keute », – Büch vissait son basson, Von Gelroth sa flûte, mon père s’asseyait au piano « forte », et l’on jouait les airs du vieux Sébastien Bach, bien inconnu alors, et pour se reposer les Sonates de Steibelt. Qu’était ce Steibelt ? Je n’en sais plus rien, mais en ce temps-là ce devait être quelqu’un, car tous les fascicules de sa musique portaient en frontispice son portrait, en belle taille douce, tout entouré d’amours ; et de la taille douce comme les éditeurs de musique n’en font plus graver ! Pendant ce temps, âme déjà vouée aux choses du dessin, je feuilletais couché à plat ventre sur le tapis, à la lueur du « petit quinquet » un gros livre plein de belles images, les : Fables Jacob Kats. Et je tournais les pages bien doucement pour ne pas troubler les musiciens. Les trios finis, mon père ouvrait le fameux « terpodion » – le seul que possédait la ville de Namur, et il en jouait jusqu’à onze heures, jamais plus tard, pendant que je m’endormais sur le bon Jacob Kats, mes rêves bercés par la mélancolique et pénétrante voix du vieil instrument. Le Terpodion ! c’était ma passion ! – Je me demande pourquoi on a laissé tomber dans l’oubli, ce merveilleux instrument qui chantait comme l’orgue, avait la douceur voilée du hautbois, et que rien n’a remplacé.
Pauvre père Büch ! Je le vois encore à l’orchestre du théatre, attendant « son tour ». Je l’ai dessiné ainsi, un soir de « Dame Blanche » et je vous envoie son croquis. Il avait presque toujours dans son chapeau, posé modestement à terre, son grand mouchoir à carreaux, et des fleurs pour sa fille : « son badite Gamille ». En attendant « son tour » il composait des morceaux de son opéra : « La Cholie Ville de Namur » pour faire pendant à la « Jolie fille de Perth », et à la « Jolie fille de Gand ». – Peut être en souvenir de la rose et fraîche jeunesse de la mère Büch ! – Quoique découragé par mon absence de progrès, car je ne mordais guère au solfège, et, au lieu de les déchiffrer, je passais mon temps à couvrir d’affreux bonshommes les « Études de Bertini » il m’avait dédié une de ses compositions que je garde précieusement :
La première Communion
du
Jeune Monsieur Félicien Rops
Grand Galop brillant
par
Son maître : Charles Louis Büch
professeur de basson et de clarinette
à l’École municipale
de
La Ville de Namur
chez l’auteur
12. Rue des Lombards
à Namur.
Prix 3 francs.
Et, quand pendant les leçons, aux repos, il me parlait d’Erfürt, sa ville natale, ses gros yeux pervenches, s’emplissaient de bonnes larmes : « Erfourt ! Erfourt ! une pelle file ! une file où il y a une gadhédrale qui a des doigts en guivre ! »
Et des souliers ! « des souliers de chez Gabu-Vévrier ! » disait-il orgueilleusement, car Cabu-Février était le premier bottier de Namur. Ce Cabu fut le père de l’innombrable famille de musiciens : Cabu, dits Cabel. La jolie Marie Dreulette, qui devint Mme Cabel et la reine de l’Ancien Théâtre Lyrique, avait épousé un de ses fils, lequel, plus tard après son divorce, fut le directeur du Conservatoire bizarre que S.m. le Roi de Hollande avait fondé à Bruxelles, on n’a jamais su pourquoi, et qui était remarquable par la beauté de ses élèves.
Pauvre père Büch ! quand je passerai par Namur, je boirai une pinte de vieille Keute, – si l’on en fait encore, car toutes les bonnes choses s’en vont, – à ta santé par de là la vie. Et lorsque je passerai par le faubourg Saint Servais, j’entrerai dans le petit cimetière où tu dors doucement, en rêvant aux motifs de « la Jolie fille de Namur» et je déposerai sur ta tombe une touffe de scabieuses et de coquelicots en souvenir du doux et bon musicien que tu fus !
Félicien Rops
Détails
Support
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Dimensions
460 x 335 mm