Edmond (Nancy, 1822 – Draveuil, 1896) et Jules (Paris, 1830 – Paris, 1870)
Écrivains naturalistes et collectionneurs d’art français, les frères Goncourt commencent à rédiger conjointement leur Journal. Mémoires de la vie littéraire en 1851. Terminé seul par Edmond, après le décès précoce de Jules en 1870, ce document retrace la vie des deux hommes et l’effervescence du milieu artistique parisien durant la seconde moitié du 19e siècle. Félicien Rops y apparait pour la première fois en 1866, lors d’un passage au domicile des écrivains au quatrième étage du 43 de la rue Saint-Georges à Paris : « 5 décembre. — Nous avons la visite de Rops qui doit illustrer la Lorette. Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l’Espagnol des Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée, où l’accent flamand a mis un ra vibrant » (Journal, vol. 3, 1866).
À cette époque, Félicien Rops côtoie « le Grenier », le salon littéraire des Goncourt avec lesquels il partage une attirance commune pour la modernité et la gravure. Dès 1865, les trois amis sont en effet membres de la Société des aquafortistes en même temps. Le Namurois collabore également avec les deux frères à l’illustration de leurs ouvrages (éd. 0520). Cependant, plusieurs projets comme l’illustration de La Lorette, de Germinie Lacerteux (éd. 2012 et 2426) et de L’Amour au XVIIIe siècle (chapitre détaché de La Femme au XVIIIe siècle), confiés à Rops n’aboutiront jamais ; ce dernier laissant trainer les projets pendant plusieurs années.
S’il n’honore pas ses commandes, Rops éprouve toutefois de l’estime pour les deux écrivains. En témoigne cette lettre adressée à Philippe Burty en 1869 : « Je vais illustrer ‘la lorette’ pour l’amour de l’Art et pour l’estime toute particulière en laquelle je tiens le talent de MMrs de Goncourt » (éd. 1529). Auprès de son ami Henri Liesse, il ira même jusqu’à les considérer comme des « dieux » de la littérature de son temps : « Ici la littérature active est en plein réalisme : Zola, Goncourt & Flaubert sont les Dieux ; – Daudet suit en troisième ligne, Malot en cinquième » (éd. 0062). Et il fait également l’éloge d’Edmond de Goncourt auprès de Georges Camuset en 1884 : « Goncourt est trop merveilleusement peintre dans toute l’acception du mot. Son Jupillon vaut mieux que le mien : il fait mon métier, et mieux que moi !» (éd. 3032).
En 1868, Félicien avait également offert aux deux frères, Parisine, un dessin au fusain inspiré directement du personnage principal de leur livre Manette Salomon (1867) et dépeignant l’image sombre de la femme fatale qui provoque la ruine d’un peintre talentueux sous les traits d’une élégante parisienne. « Rops, qui nous a envoyé le dessin d’une fille du plus artistique style macabre portant cette dédicace : À MM. Edmond et Jules de Goncourt, après Manette Salomon, vient nous voir. Un étrange, intéressant et sympathique garçon. Il nous parle spirituellement de l’aveuglement des peintres à ce qui est devant leurs yeux, et qui ne voient absolument que les choses qu’on les a habitués à voir : une opposition de couleur par exemple, mais rien du moral de la chair moderne. Et Rops est vraiment éloquent, en peignant la cruauté d’aspect de la femme contemporaine, son regard d’acier, et son mauvais vouloir contre l’homme, non caché, non dissimulé, mais montré ostensiblement sur toute sa personne» (Journal, vol. 3, 1868). Exposée dans la chambre de Jules jusqu’en 1896-1897, cette oeuvre est acquise de l’Anversois Charles Mendiaux en 1899 par les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et y est conservée depuis lors. « Parmi ces chambres (du second étage), il en est une, où il y a un lit aux rideaux fermés, et sur les murs, deux ou trois eaux-fortes, signées J. G., au milieu desquelles est accroché l’original et macabre dessin d' »Une parisienne », portant cette dédicace de Rops : « A MM. Edmond et Jules de Goncourt, après Manette Salomon ». C’est la mansarde d’étudiant, où mon frère aimait à travailler, la chambre choisie par lui pour mourir, et demeurée telle qu’elle était le lendemain de sa mort, avec le fauteuil-balanceur dans lequel il se plaisait à fumer après un morceau de style » (Pierre GILISSEN, 1995, p. 254, reprise de Edmond de Goncourt, La Maison d’un artiste, t. II, 1881).
Edmond et Félicien se revoient ensuite, le 16 avril 1889, lors d’un dîner organisé chez Marguery par les amis du « Grenier », en présence de trente-cinq « goncourtistes ». « J’ai à ma gauche Rops, le causeur coloré, à la phrase fouettée, et qui m’entretient tout à la fois du dramatique de la campagne de 1870, et de sa folie amoureuse pour les rosiers de son jardin de Corbeil. En un croquis parlé de peintre, il me silhouette un de Moltke, faisant la campagne de France en pantoufles. Puis il m’introduit, au crépuscule, dans une chaumière, où au moment de prendre une pomme de terre dans un pot de fonte sur le feu, il est soudain arrêté par la vue d’une femme couchée à terre sur la figure, et les cheveux répandus ainsi qu’une queue de cheval dans une mare de sang, et comme il sort dans la cour, il se trouve en face d’un homme appuyé debout sur une herse, en train de mourir, avec un restant de vie dans les yeux, épouvantant. Un spectacle qui l’a rempli d’une terreur nerveuse comme il n’en a jamais éprouvé, et au milieu de laquelle, il s’est trouvé dans l’obligation d’appeler un camarade, pour prendre la femme et la transporter dans la voiture d’ambulance » (Journal, vol. 8, 1889).
À cette époque, Rops continue de considérer l’écrivain en haute-estime dans ses lettres malgré les années qui passent : « Dommartin est ‘un vieux’ & l’a toujours été d’ailleurs. Les jeunes le troublent ; moi, je ne les trouve jamais assez jeune ! Paris est composé de vieux, & de jeunes ! – Daudet & Zola ont toujours été : ‘vieux’. Goncourt a toujours été jeune. Alex. Dumas père, Banville, Corot, Daubigny, ont toujours été jeunes, – Cabanel & Alex. Dumas fils et Bouguereau &c : vieux ! » (éd. 1547). Et réciproquement, puisque Edmond écrit ces mots en novembre 1889 : « Les eaux-fortes de Rops que j’aime avant tout sont ces lettres d’invitation, ces programmes, ces adresses, ces menus, où l’eau-forte, dans les petites choses et les petits êtres magistralement dessinés, a ces doux tons gris, mangés, neutralisés, d’un crayon de mine de plomb du numéro le plus dur, sur de la peau de vélin » (Pierre GILISSEN, 1995, p. 264).
Les deux hommes se croiseront à plusieurs reprises dans une série de circonstances mondaines : le 17 novembre 1887, aux « Dîners de la Banlieue » présidés par Goncourt, auxquels assistent également Claude Monet, Octave Mirbeau et J.-H. Rosny (éd. 1137) ; et le 12 décembre 1890, lors d’un diner dans l’hôtel alhambresque des Lockroy, donné à l’occasion du mariage de Jeanne Hugo et de Léon Daudet, en compagnie des Gouzien, de Catulle Mendès, de Gille et du Figaro, par exemple (Pierre GILISSEN, 1995, p. 265). C’est aussi le cas le 1er mars 1895, où Rops fait partie du comité d’organisation d’un banquet célébrant la promotion comme officier de la Légion d’honneur d’Edmond de Goncourt. Dans sa lettre d’acceptation à l’évènement, le Namurois parle de ce dernier en termes élogieux : « Il y a quelques jours, où je relevais mes anciens calepins de notes, de ces notes qu’on s’adresse à soi-même, j’y retrouve ceci : ‘Dans le travail, lorsque par lâcheté, l’envie de faire du chic vous prend, et que l’on se sent glisser à la facilité et à la légèreté banale de l’exécution, penser aux Goncourt, à la sincérité, à l’honnêteté, à la droiture de leur œuvre’. Et voilà pourquoi Edmond de Goncourt a été mon maître, si indigne élève que je fusse» (Journal, vol. 9, 1895).
La relation entre les deux amis prendra fin en 1896, à la mort d’Edmond, vingt-six ans après son frère cadet Jules. Aujourd’hui, les Goncourt sont surtout connus pour l’Académie portant leur nom, créée en 1900 d’après le souhait testamentaire d’Edmond et décernant son prestigieux prix de littérature depuis 1903. Les deux frères sont également célèbres pour leur goût très prononcé pour l’art japonais. Proche du marchand d’art japonais Hayashi Tadamasa (1853-1906), Edmond a notamment écrit, en 1881, La Maison d’un artiste, ouvrage dans lequel il répertorie les objets d’art de son domicile et produit un travail de recherche conséquent pour son époque sur l’art japonais qu’il collectionne. Il est également l’auteur des ouvrages Outamaro : le peintre des maisons vertes (1891) et Hokousaï : l’art japonais au XVIIIe siècle (1896), les deux premières biographies occidentales dédiées à ces artistes japonais.