Numéro d'édition: 0011
Lettre de Félicien Rops à [Henri Liesse]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Henri Liesse
Lieu de rédaction
Heyst
Date
1886/10/03
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
LEpr/13
Collationnage
Autographe
Date de fin
1886/10/03
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur
Page 1 Recto : 1
Heyst 3 oct 1886.
Mon vieux Liesse
J’ai été frapper à la porte de Barvoets Charles & j’ai trouvé porte close. Heureusement la bonne & fidèle Stéphanie Barwoëts, – MmePaternoster, m’a donné l’hospitalité en son hostellerie « de la Marine ». – Barwoëts est à Chooz avec Carlier qui a ce qu’il paraît va s’associer avec lui, pour reprendre un restaurant à Bruxelles, à ce que m’a dit Barvoëts Charles.
Je suis parti un peu contrarié & agacé de tout ce que tu m’as dit, & de tout ce que moi, j’ai du te dire relativement à ta litterature. Tu sais quelle réelle affection je te porte. Ce que je t’ai dit, je le pense & je le pense dans le plus profond de moi. – Ma très réelle conviction est que depuis cinq à six ans tu t’es égaré, & que tu continues à t’égarer avec l’entêtement des gens qui sont dans le faux.
Et il n’y a pas à dire que nous ne te connaissons pas, que nous ne savons pas ce que tu fais, ce que tu peux faire,
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Nous te jugeons par toi-même, & c’est assez. – Tu as la tête la moins philosophique qui soit au monde, ta réceptivité s’arrête court au moindre détail, & les éternelles causes des choses ne te frappent pas. Tu es né pour faire le roman rapide & concis, pour lequel tu avais d’instinct un art d’arrangement fort séduisant. Tu as « l’oreille » ce qui est un grand bonheur, & tu veux absolument, comme le disait Daudet forcer ta voix à chanter le «
Dies Irae
» ! Tu as souffert de beaucoup de choses en ta première jeunesse, & même en ton âge suivant, & tu veux appliquer ces faits isolés à une synthèse littéraire ! C’est comme si un Mr qui aurait eu la petite vérole passait sa vie à écrire des livres de recettes contre cette maladie, s’imaginant qu’il évitera cette maladie aux générations futures. Les Jenner ne sont pas des littérateurs, & les littérateurs nont rien à voir avec les vaccines, sociales ou autres. Note que j’ai dit : le roman rapide & concis, & je n’ai pas dit le roman gai, qu’il soit gai ou triste, c’est ton affaire. Il sera bien, si tu ne vas pas, comme toujours chercher midi à soixante heures. – Tu n’as, littérairement, aucun bon sens pratique. J’entends par bon sens pratique, non pas la question d’argent, comme tu pourrais le croire, ce qui est trop bas pour ma pensée, : mais le sentiment de la mise en œuvre de ses propres facultés. C’est le fameux Connais-toi toi même appliqué à l’exécution & à la production. Tu t’entêtes, parce que tu prends tes sentiments & tes sensationspour des facultés! Voilà la formule, et je l’assure sur l’honneur que je ne me trompe pas ! Je ne suis pas une bête, je te connais, je sais jusqu’à quel zone ton aérostat peut monter. Passé cet étiage tu nages dans le faux, dans le vide & dans l’inutile. Il y a pas un de tes raisonnements qui peuvent tenir trois minutes. Et tu pars de ceci : « Je sens cela, donc je peux le rendre ». C’est la plus grande erreur artistique & littéraire qui soit au monde ! Elle a perdu des peintres, des sculpteurs, des littérateurs en masse !! – Je suis musicien je sens le bruit du vent, mille émotions innommées, inchiffrables,
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qui m’émeuvent : donc je peux rendre cela ! : erreur, musicien, mon ami. Vous ne rendrez cela que juste, jusqu’à la hauteur ou la Nature a permis à votre aérostat de monter ! Et cette hauteur a été mesurée par elle au berceau !! Elle prend une cervelle humaine, la roule en boule & elle la lance : toi tu iras jusqu’à 30 mètres, toi à 40, toi : Génie : à 1000 ! mais le génie se manifeste dès sa première ligne, dès sa première note, dès son premier trait de pinceau !
En dehors de cela tous ceux qui ont voulu forçer l’aérostat à monter dans la sphère supérieure à leur boule, meurent étouffés comme l’aéronaute Spinelli.
Tu me lis une nouvelle : ton forgeron, qui pouvait se faire en dix pages. Je retrouve tes qualités : celles qu’indiquait ton cuisinier, (ou autre chose) dans le Roman d’hier. Un peu plus de style : cela, c’est le talent, que tu avais, un peu plus poussé, par tes études, & assaini. – Mais rien de plus, & tout ce que tu y vois en plus n’y est pas ! Seulement il y a en moins, le coté pénible de la facture que l’on sent ! Tu ne
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veux pas reconnaître, & tu ne reconnaîtra pas cela. Mais c’est ainsi ! quelqu’entêtement tu apporteras à te soutenir le contraire.
Tu es un sourd hypnotisé dans une idée fausse, & ne voulant rien voir comme les alchimistes qui crevaient dans les recherches de la pierre philosophale.
C’est navrant de voir gâcher un talent, & une vie, comme tu le fais.
– C’est l’opinion de tous ceux qui te connaissent & qui t’aiment.
– Une seule chose peut te sauver : la publication rapide & déterminée de tout ce que tu as. Et si j’étais à ta place, je ne parlerais plus à un être vivant avant que cela ne soit fait. Je laisserais les paysans à leurs patates, sauf
À toi Vieux & à bientôt
Nous ne causerons plus littérature & nous regarderons les scrofules de la vie à travers un verre de
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Bourgogne qui les peindra roses, & nous courrerons sur les rochers.
bien À toi
Fély
Je suis seul ici avec une ville pour moi seul, c’est exquis. J’ai brulé Ostende & Blankenberghe, trop de monde encore !
À propos, j’avais un reliquat chez Barwoëts. Je lui fais des dessins pour cela. – Donc si tu le vois & s’il parlait de moi tu peux lui dire que mes dessins se vendent cher, ce qui est vrai après tout.
adresse :
Hôtel de la Marine
Heyst-Sur-Mer
Fl. Occidentale
Belgique.
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème.
Dimensions
176 x 227 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
musée Félicien Rops (Province de Namur)