Numéro d'édition: 1551
Lettre de Félicien Rops à [Eugène Demolder]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Eugène Demolder
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Date
1890/10/10
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
72039/19
Collationnage
Scan
Cachet d'envoi
1890/10/11
Lieu de conservation
France, Paris, Ancienne collection du Musée des lettres et manuscrits
Aucune image
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10 oct 1890. La Demi-Lune par Moulin Galant. (Seine & Oise)
Mon Cher Eugène,
Je commence à croire aux « mauvaises fées ». Chaque fois que je veux t’écrire il me tombe un fâcheux sur la tête ! Depuis cinq jours, je ne trouve pas un moment à moi : Nous sommes en pleine vendange. J’ai engagé des tas de jolies filles : – (3 frs 50 par jour, les privautés se paient à part, il est défendu de se caresser dans la vigne cela fait tourner le raisin :) – dont les rires et les mouchoirs rouges éclatent « dans les pampres » dirait MrLagouvé, mon voisin de Campagne. Il habite à Seine-Port à une lieue d’ici un « ermitage » « une retraite sous les ormeaux » c’est comme cela que cela se dit en leurs littératures. Cela me dégoute d’avoir ce père moral de Coppée à portée de canot & de vélocipède.
Car tu sais que je suis vigneron comme le bon Paul Louis Courrier ! Le clos de la Demi-Lune avec ces armes parlantes, & même pétaradantes : trois hectares de vignes ! Rassure-toi je ne le forcerai pas à boire mon Piccolo du Gâtinais ! Je ne bois pas mon vin, & je ne le fais pas boire à mes amis : je le vends !! : 90 frs la pièce, logé, pris au Cellier. Payement à 90 jours ! Garanti pur. « Serait-ce enfin l’Avarice ? » comme disait Stendhal, la délicieuse Avarice !
Le vin a coulé ! Demi-récolte, il faudra
Croquis
VIN DE LA DEMI-LUNE / RIEN À DEMY / FR
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le vendre aux fermiers d’ici, qui ne veulent boire que leur vin du Gâtinais, leur vin !
– Hélas non ! ce n’est pas encore l’Avarice ! J’ai mangé tous mes ors à courir en Cotentin de plage en plage, ce qui m’a forcé à me priver de mes bons sables de Flandre qui sont pour moi de nécessité morale. Je ne me repose que là. Je te remercie en passant de ta bonne invitation, et fais tous mes vieux compliments à ta famille, par la même occasion. Oui, rien n’est plus tonique pour moi, que ces horizons à perte de vue & ces albeurs et ces candeurs de plages. La bàs
Il ne manque que les jolis tétons de mes sœurs de France. On les porte trop gros et trop bas dans les Blankenberghe. Je n’aime pas les nénets aquilins. J’aime les nichons à la Roxelane. Résolus, & piquant dans le vent.
Je suis en outre retenu ici par un tas de fils amoureux et pas mal entortillés. (À ce propos sois très prudent dans tes lettres car la mignonne est terrible ! J’ai beau la gronder & la fesser comme une petite fille, elle ne manque jamais d’ouvrir avec un sans-gêne formidable, toutes les lettres, quand elles lui tombent sous la main. Elle est d’une jalousie flatteuse pour mes soixante dix ans, mais absolument crevante endehors de cela.)
– C’est un spectacle bien français, mon vieux, que les Vendanges en Gâtinais. La Seine a des vapeurs comme une jolie femme, le doux soleil d’octobre semble caresser avec la main le bas ventre des coteaux, et fait chanter les écarlates vignes, & les jolis violets pourprés des grappes. Les blancs des chemises jaillissent de tout cela en belles notes de lumière. Les filles sont prises d’une espèce de griserie, une griserie de grives babillardes, et se broient les
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grappes sur la bouche, ou s’en barbouillent les tétons & les lèvres, – une tradition latine des bacchanales. Tous les patois du centre de la France se mêlent ici, & j’y retrouve tout mon vieux wallon de la langue d’oil. Tout cela me fait oublier ce que je devais t’écrire. Ah ! m’y voici :
Je t’en veux depuis le mois de juin, et je ne t’écrivais pas parce que : « tu ne me répondais pas, – en grossier bonhomme que tu n’es pas, à une lettre que je ne t’avais pas envoyée !!!! Hein ? est-ce assez réussi comme gâtisme ! Voici le résumé de l’aventure : Au Commencement de Juin, à la veille d’un fichu duel très sérieux & dans lequel je savais essuyer le feu de mon adversaire, (ceci tout à fait entre nous) je t’avais écrit une lettre à laquelle tu n’avais pas répondu. Le duel a eu lieu à Bâle. Le monsieur a tiré et m’a manqué, moi j’ai tiré en l’air, ainsi que je le devais après avoir essuyé (foutue expression !,) le feu du susdit monsieur, ainsi que je devais le faire, strictement. Cela m’a coûté de très mauvais quarts d’heure, – je ne pose pas pour le Cid Compéador ! – et trois cent francs de voyage pour mes témoins et pour moi ; – mais, à moins d’être le dernier des pleutres, il fallait faire ce que j’ai fait : accepter les conditions du monsieur, le laisser tirer sur moi comme sur un perdreau, puis si je ne « mordais pas la poussière » comme dirait encore le père Degouve, de l’Académie Française, – tirer en l’air et ne pas nous réconcilier. Tout cela a eu lieu, & j’étais très satisfait quand cela a été fini. Je recommencerais demain s’il le fallait encore, mais avec le même trac, ce qui me paraît être le comble de l’héroïsme. Voilà. Mais avec tout cela tu ne me répondais toujours, et ma rancune allait toujours
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grossissant comme ton petit bedon. Il y a un mois en prenant une chemise j’ai retrouvé ma lettre à toi adressée, à mes derniers moments !!!!!!!!!!!!!!!! Dans mon trouble que je cachais sous une « feinte gaieté, » je croyais l’avoir postée à la boîte ! Je me suis rappelé depuis que pour cacher à ma
À bientôt mon brave Eugène
Je te serre la main de ma très vieille amitié
Fély
P.S
In cauda venenum
: Mon ami j’ai encore un service à te demander, il y a a Bruxelles je ne sais où, des apothékers qui vendent du froment, du blé, ou de l’avoine pour empoisonner les rats. Il faudrait que tu eusses l’extrême obligeance de m’en expédier trois boîtes par colis postal : MrF. Rops à la Demi-Luneen gare de Moulin Galant (Seine & Oise)
Tu me diras ce que cela te coûte et tu recevras un bon sur la poste du montant d’y celles boëtes. Si cela réussit tu m’en enverras d’autres. Si tu t’imagines que l’on me tutoyes sans danger !! Je vais t’embêter comme cela tous les quinze jours, car j’ai toujours besoin d’un tas de produits Bruxellois, que je fais envoyer par les imprudents qui me tutoyent ! Ah ! –
Et choisis le blé le plus foudroyant ! J’ai des rats jusque dans ma table de nuit, et à Paris on ne fais pas ces choses là. J’espère qu’en novembre on te verra ici à Paris. Hein ?
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages.
Dimensions
indisponible x indisponible mm
Copyright
Ancienne collection - Musée des lettres et manuscrits