Numéro d'édition: 2149
Lettre de Félicien Rops à [Armand Gouzien]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23

Destinataire
Armand Gouzien
1839/02/04 - 1892/08/14
Lieu de rédaction
Blankenberghe
Date
1870/08/27
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6958/2
Collationnage
Autographe
Date de fin
1870/08/27
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Page 1 Recto : 1
Blankenberghe Samedi
Aujourd’hui 27 aout 1870 je reçois ta lettre & je te réponds à toute vapeur. Ah cette lettre a trotté comme une gueuse, elle a été partout où elle ne devait pas aller, à Thozée à Namur, à Bruxelles et elle échoue enfin sur cette plage de Blankenberghe que naguères nous embellissions de nos silhouettes. – Mais c’est toi, – toi cher Vieux & brute indigne de vivre qui n’a pas répondu ! – Je connais cette ficelle de rédacteur de sous préfecture qui consiste à accuser ses amis de tous les crimes dont on s’est noirci l’âme – ! Je la connais !!! – Remontons le Cours des Evénements : Je t’avais demandé la lettre de Tarbé pour servir de correspondant au Gauloisen Belgique ; – à seule fin que le susdit Gaulois n’imprimât plus les âneries monumentales qu’il ne cessait de publier relativement au pays. Dis à Tarbé que si je n’ai pas écrit c’est qu’il ne s’est rien passé en Belgique, absolument rien. À part des mouvements de troupes tout à fait insignifiants & il n’est pas bien intéressant pour les lecteurs du Gaulois d’apprendre que le « 3e lancier est cantonné à Virton » & le 11e de ligne à Floreffe » il n’y a rien pas même de quoi alimenter le Moniteur de Saint Hubert qui donne à la quatrième page la liste des chiens enragés guéris par l’attouchement du sternum du susdit grand Saint – Rien moins que rien ! – Dis du reste à Tarbé que j’avais et que j’ai l’œil & l’oreille au guet & que si quelque chose digne d’être relaté s’était passé ou se passe, j’aurais missivé & je missiverai comme une simple Nazette.
Page 1 Verso : 2
Mais entretemps le journal de Bruges m’avait prié par l’aimable entremise de Mme Popp de me rendre « sur le théâtre de la guerre pour son propre compte. – Je suis parti pour Metz par Mézières et Charleville – le Gaulois sans me connaître a même cité & extrait de la correspondance du journal de Bruges « des lignes chaleureuses, que l’on lit avec plaisir » suivant l’aimable expression de l’extracteur. Je suis arrivé à Metz, je t’ai écrit de là, la veille de l’affaire de Wissembourg, te disant que je quittais Metz pour rentrer en Belgique parce que les fonds dont « je jouissais » ne me permettant ni d’acheter un cheval pour suivre l’armée à ma guise je préférais m’en retourner là bas que de suivre l’armée de loin ; – enfin cela m’ennuyait de rester à Metz lorsque tous les reporters & dessinateurs étaient sur la Sarre ; – Et je suis filé comptant passer par Sarrebruck pour rentrer en Belgique par Arlon & Luxembourg. – Le lendemain je suis arrêté à Lannoix par un convoi de blessés venant de Forbach, – le désastre commençait, j’étais navré et désespéré, – j’étais encore plus Français que je ne le croyais. – Je parvins le surlendemain, après deux jours d’ennuis et d’exhibitions de passeports & de paperasses, dans lesquelles exhibitions la lettre de Tarbé m’a servi, à gagner Revin sur la Meuse. Là un Monsieur avec un sabre m’empêche d’aller à Charleville par où je voulais revenir sur Châlons où j’aurais trouvé Dommartin & gagner Paris. J’obtiens de repartir pour Givet.
À Givet, arrêté de nouveau par un second
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Monsieur avec un sabre qui examine mes croquis & voulait à toute force prendre la vue d’une ruelle de Metz pour un plan de fortifications. – Être arrêté à Givet ! à deux pas de Thozée, en face du Mont d’Or & d’Agimont qui me connaissent depuis l’âge de six ans et qui devaient rougir de stupéfaction & d’horreur ! Je songe à Gilbert et à ses crayons – on pense à tout dans ces moments là, – Je me réclame de lui ! un brigadier de douane qui me connaît comme le Mont d’Or & à qui depuis six ans j’ai payé plus de bouteilles de vin qu’il n’a de taches de rousseur sur le nez pour qu’il me laisse braconner sur la frontière me rit au nez & dit que Mr Gilbert n’est pas connu « ici » Gilbert ! pas connu à Givet ô inanité de la Graphite de Ceylan ! Le douanier continue à ricaner. – Tu quoque Brute ! – Je me sens accablé par l’Implacable Sort ! – et la Belgique est là avec ses rochers blancs & ses montagnes bleues ! Je deviens furieux, j’injurie, grossièrement, je l’avoue, le Monsieur au Sabre. J’exhibe la lettre de Tarbé, mon passeport, mon certificat d’Identité signé Dufer bourgmestre de Namur, ma Carte de travailleur au Cabinet des Estampes de Paris, mon brevet de membre de la Société des Régates messines, mon permis de chasse une lettre de Victor Hallaux & un sou en nickel, rien ne touche ce janissaire – Je montre un second album avec des croquis de drôlesses, on me le prend comme un Prussien. – Arrivée d’un troisième
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Monsieur avec un sabre qui fourre son binocle dans tous les papiers & qui enfin lâche le lâchez tout de la situation ! Je passe la frontière comme un Rubicon – et je baise le sol sacré de la patrie, mais, là, absolument le nez dans la bonne terre d’Ardenne, la tête plongée dans une touffe de salicaires (Lithrum roseum) que je n’oublierai jamais, j’embrasse cette brave Vaterland, – la terre aimée des enfants & de s pères dont nous nous moquons si bien, mais où l’on ne prend pas les dessinateurs pour des espions, ou l’on ne mitrailleuse pas ; – où l’on n’est qu’à un kilomètre et cependant loin, bien loin des princes royaux de Prusse & des princes impériaux de France loin des chasseurs verts des zouaves rouges, des hulans gris, loin des têtes sanglantes et des rictus formidables qui me dansent encore devant les yeux – Assez ! Assez de hideurs et de d’idiotisme sublime comme cela. et la France envahie maintenant. la France ! « notre France » – la France de nous tous nom de Dieu ! – C’est trop bête. –
Donne vite de tes nouvelles & de celles de
À bientôt j’espère à toi – à vous.
Je te-vous embrasse
Fély
Et ne te fais pas donner de horions surtout ! – Trop bête !!
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Crème.
Dimensions
214 x 271 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR