Numéro d'édition: 1652
Lettre de Félicien Rops à [Alfred Barrion]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Alfred Barrion
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
Amis/LE/025
Collationnage
Autographe
Date de fin
2024/12/21
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Les Amis du Musée Félicien Rops
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La Demi-Lune par Martin Galant (Seine & Oise.)
Mon cher ami Barrion,
je supprime le mot un peu bête de monsieur, car vous êtes très réellement un si aimable homme, en un temps où il en reste si peu, que je me considérerais comme un grand Sot si je ne vous annexais comme ami. Je n’en ai, & n’en veux beaucoup. Comme la maison de Simonide qui était petite, la mienne est assez grande pour le nombre de ceux qui m’aiment & que j’aime, & que ceux que j’aime aiment. Contrairement aux opinions toutes faites je préfère les amis de mon âge mûr à ceux de ma jeunesse. Les premiers on les choisit en connaissance de cause ; les autres, on les supporte souvent, comme les vieux domestiques, parce qu’ils ont toujours été là. Mon Cher Barrion j’ai eu des preuves de votre amitié, de votre délicatesse & de votre bon cœur, et je ne suis pas « un oublieux » comme vous le pourriez croire. Donc quand vous m’écrirez appelez moi : « Mon cher Rops » et ce sera à perpétuité.
Il ne faut pas m’en vouloir Mon Cher Barrion si je ne vous ai pas encore envoyé d’eaux-fortes & de dessins, ce qui pourrait vous donner de moi une fort bizarre opinion, après la gracieuseté avec laquelle vous avez accédé à ma demande. Je viens de passer une déplorable annee, comme ami, je tiens à ce que vous sachiez à quoi vous en tenir et voici ce que j’écrivais à Nadar, un des amis d’antan & aujourdhui, qui me reprochait de ne rien faire, de vivre retiré, & de devenir misanthrope & misogyne. Voici à peu près ce que je lui disais : « Tu me connais depuis longtemps Mon Cher Vieux, et cependant bien souvent je dois te paraître incompréhensible comme je le suis à moi-même ! J’ai été doué à mon berceau par beaucoup de belles personnes qui exerçaient la profession de fées, et qui étaient invitées par ma mère à venir doter son fils d’une foule de dons variés. Mais on avait oublié de convier à cette petite cérémonie une vieille Fée, celle qu’on oublie toujours ! la Fée Bancroche ! Elle est
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venue tout de même sans invitation. ça a jeté un froid comme tu penses ! Elle s’est avancée vers mon berceau, m’a posé un doigt sur la tête, – à la place où il ne m’est jamais poussé de cheveux et a laissé tomber ces mots : « Je ne peux t’enlever les cadeaux que viennent de te faire ces dames, mais je veux t’en faire un, à mon tour. Tant que tu vivras, tu ne pourras jamais faire ce que tu aimerais le mieux de faire, et voilà comment je n’ai pu aller passer quelques jours à l’Ermitage chez toi avec Paul Nadar !
Maintenant le vrai du VRAI, mon Cher Ami, c’est que je viens de traverser, et que je traverse encore : la CRISE ! la fameuse Crise que traversent tous, tôt ou tard, tous ceux qui sont réellement artistes. On a le sentiment, non pas que l’on n’a pas de talent, mais qu’on n’a que le « talent courant » ce talent qui est tiré maintenant à Paris à mille exemplaires, et qui court les rues, comme jadis, l’esprit de tout le monde ; que : l’on se doit plus à soi-même ; que : loin d’etre un « maître » on n’est qu’un compagnon quelconque ; que le GRENADIER, le terrible grenadier des anciens tirs à la carabine, celui qui venait présenter l’arme à l’heureux tireur n’est jamais sorti, si souvent et tant de fois qu’on l’ait visé ! – qu’on a mis dans le Gris et jamais dans le Blanc !! – Et alors on commence à s’apercevoir de sa quasi-nullité par les éloges des « gens de gout », et de la majorité des peintres, race que je méprise, à cause de son coté brillamment banal, simiesque, talentueux et anti-génial, sans compter son ignorance Comme le des Esseintes de notre ami Huysmans, si j’ai toujours cru que l’œuvre « d’art qui ne se contente pas de susciter l’approbation de quelques uns, & qui ne demeure pas indifférente à la grosse masse des artistes & du Public, devient par cela même polluée, banale, presque repoussante ! »
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Je voudrais, je l’ai écrit je ne sais plus où, – trouver de nouvelles « formules d’art comme j’ai trouvé de nouvelles formules de vernis mou & d’eau-forte, fussent-elles même inférieures aux anciennes ! comme je préfère une blouse neuve d’étoffe & de formes invues, que les défroques de soie & de velours trouées et usées par dix générations de Rois !
Depuis deux ans, en mes impuissances, auxquelles comme toujours, viennent parfois se mêler des embarras d’argent qui rendent ces situations plus pénibles moralement, & qui les exaltent ; je n’ai rien fait qui vaille à mes yeux. J’ai déchiré mes pauvres rêves, lorsqu’ils étaient sur papier, je les ai troués quand ils étaient sur toile, et martelés s’ils s’étalaient sur cuivre.
– Heureusement je suis parvenu à cacher aux miens ces angoisses. Leur sollicitude inquiète, leur bonté se seraient émues de ma situation artistique ; et c’est en ces passes si pénibles de la vie de ceux qui veulent s’élever « au dessus », des fous ou des malades qui voient : plus oultre, que j’ai été heureux d’avoir séparé mes intérêts pécuniaires de ceux de ma famille, & dont j’ai le droit de souffrir ainsi seul & « à mon aise » comme disaient les vieux, sans lui faire partager mes inquiétudes & mes peines morales ou matérielles, auxquelles je n’ai jamais voulu les mêler.
De tout cela, sont advenus, non pas un désespoir violent, – tu me sais trop résistant pour m’y abandonner, & trop courageux aussi, ayant en dédain l’absence de lutte ; mais une tristesse continue, un découragement que je n’avais jamais éprouvés.
Tant cela tournant à la Manie, manie que je voyais grandir & s’accuser avec une quasi-terreur, comme un Monsieur qui aurait dans la tête un baromêtre sur le tube duquel, il pourrait, par un phénomène de vue réflexe, voir monter, sa propre cervelle au lieu de mercure, du cran de « l’Idée Fixe » au cran de la « Folie Incurable » !
Je vais mieux maintenant, & je sens la Guérison venir & le Désir du Travail me revenir. Je le ferais d’ailleurs par honnêteté d’artiste, ayant des obligations, & n’ayant pas le droit de rien faire.
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Peut être ce sentiment du devoir, auquel je me suis accroché comme un naufragé à sa planche, est-il un puissant adjuvant à ma Cure, & j’en espère. Puis, cette bonne Nature, l’éternelle « Solanée » l’éternelle Consolation est venue aussi y aider. Ce doux soleil d’octobre, éloigné déja, et qui semble un ami que l’on aurait perdu & qui vous sourirait d’un autre monde, apporte avec lui la tonicité et le repos des choses de l’Automne. Il calme les fièvres de l’Été. Tout est dans l’Été : brutal, accusé, trop sonore, trop bruyant. L’Été parle provençal, c’est un félibre, et il est temps d’inventer un félibrifuge par ce fort temps de Mistraliens & de patoiseurs surtout ! J’espère dans quelques jours me remettre à l’ouvrage J’ai bien des choses à terminer ! et je dois les terminer « le mieux que je pourai, dans la donnée où elles ont été commencées, et c’est là, et en cela surtout, qu’il me faudra de l’Énergie, de la vieille énergie qu’on vous demandait au Collège. « Vires acquirit eundo ! » comme dit le bon Virgile ! – Après tout ce travail repris et terminé, et il le sera, ne fut ce que comme remède, je verrai !! Si je fais simplement : « bien » d’un façon normale, constitutionnelle « la fièvre du plus oultre » me reprendra Je retombera encore brisé, fourbu, anéanti, désespéré, les mains gourdes, sans « huile de bras » comme dit le peuple, qui saisit d’emblée la figure des choses. Je sens que je vais avoir le grand TRAC devant la Nature à la première fille qui montera nue sur les trétaux de l’Atelier ; le même trac qui me tenait au ventre, quand un soir à l’Académie de Namur (1) le « Maître » m’a fait asseoir anxieux et fier, vis à vis d’un Sapeur du 9e de ligne, tout nu qui dormaillait en chiquant sous le bec de gaz, et pour l’instant représentait l’effrayant, le terrible : modèle vivant !!
Tu le vois, je n’ai pas tout à fait perdu ma gaité. Elle m’a servi à cacher bien des choses à ceux que j’aime, et m’a été une force
– Fromentin, ce grand esprit qui est allé peindre d’autres soleils, m’avait, avec la tendresse paternelle qu’il me portait, & qui prévoit
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toutes les souffrances & les dangers futurs, souvent
Qui sait si ce n’est pas de cela qu’il est mort ce vaillant !
Voilà, ce que je voulais vous dire, ou à peu près, mon Cher Barrion, afin de vous expliquer pourquoi, je n’ai pu tenir ma promesse. Je ne sais pas même si je vous ai envoyé un reçu, de la chose reçue. Dites-le moi je vous prie vite afin que je repare cette mission au plus vite.
Tout cela va s’arranger & croyez que vous n’y perdrez rien, – au contraire. Je vous sais grand gré de ne pas avoir réclamé la chose. J’étais malade, je ne le suis plus qu’à demi, et bientôt, si j’ai un peu de calme & de repos, je ne le serai plus du tout. Et j’espère que cette crise ne sera pas perdue pour mon Art. « Mes petites » tracasseries matérielles une fois disparues et elles le seront bientôt je l’espère, je serai tout à mon affaire et la première qui m’occupera tantôt c’est la vôtre.
Je vous serre affectueusement & bien amicalement la main,
Félicien Rops
Les écrevisses (une espèce exquise que vos écrevisses de Bressuire avec des gigots renflés & dodus si les dames des deux sèvres ont ces choses là, je
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vais demander de finir mes jours comme sous-prefet de Bressuire ! Nous vieillirons côte à côte en chassant & en pêchant de toutes les façons possibles) les écrevisses sont tombées à pic en plein dîner de vendanges et ont fait merveille !
Bien à vous
F R
Écrivez-moi : À la Demi-Lune
Commune d’Essonnes
par Moulin Galant
(Seine & Oise)
Et je vais vous faire bientôt une farde de bonnes choses. Pour les 500 frs envoyés d’abord et pour 500 autres, futurs. Et cela sera fait de façon à ce que vous soyez plus que content. Ce sera ma coquetterie
– Tout le monde ici : Ma femme, ma petite belle sœur & ma fille vous remercient & me chargent de tous leurs bons Compliments pour vous. –
Je compte vous illustrer pour vous spécialement par des croquis de marge un volume d’une extrême rareté ! :
Les Sonnets du Doigt-dedans.
Tiré à 69 exemplaires numérotés.
J’en ai refusé – (il n’était que commencé) la forte somme, & je suis heureux de l’avoir refusée,
Le frontispice et le Culispice sont faits déja c’est d’une gaité extrême !.
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