Numéro d'édition: 0380
Lettre de Félicien Rops à [Alice Renaux Renaud]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Alice Renaux Renaud
Lieu de rédaction
Paris
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
Amis/RAM/83
Collationnage
Publication
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Les Amis du Musée Félicien Rops
Page 1 Recto : 1
Paris, jeudi soir.
Ah Blankenberghe ! la plage ensoleillée, les bonnes causeries dans le sable blanc, la mer bleue, les routes ombreuses de Walcheren, l’Abdy-Hôtel de Middelbourg, le roulis de l’Antwerpen et Miss et Mary et Alice, comme tout cela est loin ! comme tout cela est près ! En plongeant les mains dans mes poches je sens le sable des dunes que votre sollicitude leur prodiguait et je porte fièrement comme la Toison d’or, votre ceinture, petite déesse sortie des flots pour désespérer les peintres !
La vraiment bonne chose que la vie, n’est-ce pas ? et comme l’on ne sait jamais ce qu’elle va vous dire ! On est triste, spleenétique, désespéré. On trouve les hommes bêtes et lâches, les femmes vulgaires, trompeuses et sottes, les chiens sales, les jours sombres, et puis voilà que tout devient blond et rose et que l’on se met à remercier le bon Dieu qui n’en peut mais, et qui ne sait pas de quoi. Tout semble charmant, Dujardin est joli, Van Bogaërt spirituel, la bavière excellente, le Kursaal est un beau monument et les cigares humides de délicieux cigares ; – on rit des plaisanteries allemandes, grosses comme des pieds d’éléphant, et on finit par y trouver quelqu’esprit. – Et tout cela parce que de bonnes petites voix vous ont appelé : M. Raaps ! et Phély !
C’est drôle, allez ! et j’analyse ces faits profonds sans y rien comprendre ! Et pourquoi comprendre ? Ne vaut-il pas mieux se laisser aller à cette admirable chose qui s’appelle l’instinct et qui en sait bien plus long que tous les philosophes, il faut qu’on rie, il faut qu’on pleure et le rire n’en brille que mieux après les larmes, c’est le soleil qui diamente la rosée.
Et le frère Gouzien ! ô la belle fureur, mes sœurs ! et que le pauvre Fély en a été accablé. Il m’a injurié et embrassé alternativement à la fois charmé et exaspéré. Si mignonne Alice avait été là, elle eût certainement partagé les baisers et les coups. Je crois même qu’il a prononcé à son adresse le nom de Dalila, la dame qui comptait les cheveux à Samson, et tout cela avec le fameux pouce, qui s’est de nouveau dressé menaçant à l’horizon de la rue Rossini ! Je suis persuadé qu’on en aura vu l’ombre sur la plage de Blankenberghe ! Vrai, mignonne Alice, je trouve Paris atroce, les hommes m’ennuient les femmes m’ennuient, les soldats m’ennuient. Je donnerais le café Riche pour le pavillon Pauwels, la rue de Rivoli pour la rue Longue et les lions du Château-d’Eau pour le nez de « comme vous ». Gouzien prétend que les saignées et les douches sont excellentes pour ces cas-là.
À propos de ce président de la Société des aliénés de Charenton, en passant par Bruxelles j’ai prié M. Katto de vous faire parvenir quelques morceaux de musique.
La Marche hongroise (que je ne crois pas être la vraie), le Beau Danube bleu, de Strauss, et d’autres gouzienneries : la Chanson du pâtre, Bonjour Suzon et la fameuse légende de Saint-Nicolas qui a commencé la réputation de ce musicastre abruti par l’abus des doubles croches et des honteuses victuailles. Je vous dis ceci parce que voilà déjà trois fois qu’il essaye de lire par-dessus mon épaule, et que je ne suis pas fâché de lui dire son fait.
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J’ai mon spleen, mignonne Alice, et Gouzien y perd ses mots. Mes désirs sont pourtant bien simples : je voudrais être auprès de vous. J’ai dû vous laisser une mauvaise impression et comme j’ai eu tort de ne pas partir ! Je n’ai gagné à rester qu’à devenir un peu fou pendant la nuit, à vous inspirer de la répulsion et à voir messieurs les lieutenants égarés d’un baiser la main sur les genoux.
Pas heureux tout cela, n’est-ce pas, mignonne Alice ? et il eût bien mieux valu partir la veille en emportant le petit peuplier que vous aviez arraché sur le chemin de Knocke. Il est ici, le pauvret, il a l’air triste avec ses feuilles flétries et semble prendre quelque part à mes regrets.
Je n’ai pas le courage de vous en vouloir même un peu et cependant, puisque je partais, chère Alice, et pour épargner les côtés un peu nerveux du compagnon qui n’avait guère quitté votre bras pendant huit jours, n’auriez-vous pu prier messieurs les dragons en rupture de caserne d’attendre jusqu’à trois heures vingt-cinq minutes ?
C’est si dommage qu’il y ait des choses que vous ne compreniez qu’après. Je ne vous avais demandé que cela. Mais les artistes sont si exigeants ! Allons, vais-je encore vous gronder ! Je m’en veux et quel déplorable correspondant vais-je faire ? Ramenez vite, chère mignonne, le sourire sur vos lèvres et ne désespérez pas ces messieurs de la plage.
Je vais vous raconter force folies pour vous mettre en joie. Hé bien, non ! Voilà que je n’ai plus le cœur à l’ouvrage ! À propos, dites à Miss et à Mary qu’elles doivent bien me pardonner ma rudesse de paysan du Danube, mon grand-père est né sur ses rives et je garde quelque chose du grondement de ses flots. Mais tout cela sert de la vraie amitié comme disent les Bourguignons.
Soignez votre santé, ma chère Alice, c’est là l’essentiel, profitez de vos derniers jours et faites de longues promenades, il faut que vous deveniez forte à tout prix, n’oubliez pas trop votre ami Fély. Je vous embrasse toutes les trois à grands bras. C’est le moment où je voudrais être comme le géant Briarée qui en avait cent, – le monstre !
Quant à Gouzien il me dit « de joindre ses embrassements aux miens ». Mais je n’aime pas ces méli-mélo. Qu’il embrasse tout seul.
Vous savez le moyen de réjouir Fély, – trois lignes pour me donner de vos nouvelles à toutes, une fleur en souvenir et le tout poste restante à Fosses, province de Namur.
Présentez mes amitiés, je vous prie, à M. et MmeRenaux.
Bien votre
FÉLY.
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musée Félicien Rops (Province de Namur)